Créations, Texte court

Viens, prends ma main que je t’emmène…

… dans mes souvenirs, dans ces endroits où j’ai grandi, dans ces rues bercées par les odeurs d’orangers et de jasmin, dans ces océans qui n’en finissent pas.

Tu les vois toi aussi ? Ces enfants ? Comme eux, petits, nous autres cousins étions constamment fourrés les uns chez les autres. Si nos parents nous surveillaient, ils le faisaient discrètement, notre liberté nous semblait uniquement délimitée par l’horizon indéfini où le ciel se confondait avec la mer.

Je me souviens des rosiers que mon grand-père entretenait religieusement, l’odeur du pain qui cuit au four, le soleil qui baignait nos chambres de sa chaleur matinale. Tiens, regarde cette fleur rouge. C’est un hibiscus, il en fleurissait partout dans le jardin de mes grands-parents, je me souviens que le pollen laissait des traces jaunes pendant plusieurs heures sur nos mains d’enfant. Je me souviens de l’odeur de l’herbe fraîchement taillée, des orangers, des citronniers. Je me souviens des courses à n’en plus finir dans le jardin qui paraissait immense à nos yeux d’enfants, jardins où on cueillait les nèfles à mains nues ; où les bougainvilliers recouvraient les façades blanchies et râpeuses, protecteurs silencieux de l’intimité des habitants.

J’ai connu les vraies maisons antiques, avec le patio au centre de l’habitat et les gravures au plafond.
J’ai connu le pain qu’on emmenait cuire au four du quartier, j’ai connu les femmes qui, malgré l’installation récente des salles de bains dans les maisons, continuaient à aller invariablement tous les dimanches au hammam du bout de la rue. Je les ai vues se dévêtir de leurs djellabas, de leurs voiles, et s’adonner avec plaisir au gommage, aux volutes de vapeur et aux commérages innocents de quartier. J’ai vu des seins de toutes les formes, j’ai appris à reconnaître ceux qui avaient longuement allaité et ceux qui naissaient à peine.
J’ai connu les salons marocains à l’ancienne, bourrés de laine, qui demandaient après une soirée de fête une journée entière de travail pour les remettre dans leur état initial. On appelait ça « lemmet ». Souvent, des portraits des aïeux trônaient au-dessus des coins importants des pièces, portraits immuables et protecteurs de leur descendance.

Je me souviens du khôl que mettait ma grand-mère, avec cette précision qui m’épatait, d’un geste si rapide, deux mouvements imperceptibles et la voilà parée. A chaque fois que je la voyais emprunter le bâtonnet poudré de noir et le porter à ses yeux, j’avais la même inquiétude d’enfant, et je détournais le regard, craignant qu’elle n’y laisse elle-même un œil. Elle avait des bracelets fins en or qui cliquetaient à chaque fois qu’elle levait le bras. Enfants, elle nous portait sur son dos, enveloppés dans un drap pendant qu’elle s’affairait à son ménage. Elle sentait le musc, mastiquait des gommes venues de la Mecque, buvait de l’eau dans un verre en argile qui lui donnait un goût particulièrement savoureux, s’asseyait sur un matelas par terre pour servir le thé dans un plateau en argent.
Mon grand-père mastiquait régulièrement une petite brindille qu’on appelait « ssouak ». Lorsqu’il rentrait de son magasin, il se débarrassait volontiers de son costume contre un qamis blanc, aéré, surtout lorsqu’il faisait chaud.

A l’époque, on recevait sans compter. On partageait les repas, il y en avait toujours abondamment pour dix, pour quinze ou pour vingt. Je me souviens des anniversaires des uns et des autres, on croulait sous les cadeaux, il y avait toujours deux ou trois gâteaux d’anniversaire, ça criait, ça dansait, ça jouait, une cacophonie heureuse et assourdissante. On pouvait tenir dans des petits appartements, comme dans les grands espaces. On était ensemble et ça nous suffisait.

Les saisons alors n’étaient que printemps. Et le temps était infini.

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