Saint Nazaire. Fin de vacances scolaires.
Sur le quai, une jeune fille enlace ses parents dans une danse à trois. Jusqu’à la dernière seconde elle absorbe leur odeur, leur souffle, elle imprime les images, emmagasine leur chaleur. Le contrôleur siffle, elle se dégage en baissant les yeux, ne pas montrer son émotion, elle porte avec effort son bagage sur l’épaule, lourd comme une pierre, lourd de vêtements qui sentent bon la lessive de son enfance, lourd de souvenirs, lourd de séparation, elle embarque dans le train, choisit une place à côté de la fenêtre, un rayon de soleil absorbe le sourire incertain qu’elle tente d’esquisser.
Le train s’ébranle. Destination inconnue. Elle ne sait pas encore que ce train l’amènera à la rencontre d’elle-même. Elle ne sait pas les escales faites de dimanches pluvieux, de fêtes étudiantes, de sentiments d’étrangeté, de fins de mois difficiles, de pleurs les soirs de solitude dans son lit, de rires, de nouveaux amis, de matins gris où il faudra se traîner à la fac, de nuits trop courtes, de combinés téléphoniques grésillants, de colère, de rébellion, d’attente. Elle ne sait pas qu’il y aura beaucoup d’hivers, interminables, sombres, froids, mais qu’il y aura autant de printemps en fleurs pour leur succéder.
Elle ne sait pas que pour quelques années encore, les trains de retour auront toujours le goût du bonheur et ceux du départ le goût de l’arrachement.
A travers la vitre, ses parents la suivent du regard, cette enfant, leur enfant, qui, déjà, a un chez elle ailleurs, qui s’en va vivre sa jeunesse, ils se serrent l’un contre l’autre pour se tenir chaud, pour se donner du courage aussi, dans leur solitude à deux face à cet instant qui leur échappe, cette enfant qui leur échappe.
Leurs reflets sur la vitre se confondent un instant. Une vitre mince de quelques centimètres à peine, une vitre épaisse de toute une vie.
Elle doit avoir dix-huit ans.
J’en avais dix-sept, un 6 septembre 2002. Le lendemain, un avion décollait de Rabat pour Paris, avec à son bord, une jeune fille, une enfant encore. Et se détache déjà dans un souvenir qui la poursuivra longtemps dans sa vie d’adulte, la silhouette frêle de ses parents et de son frère, unis par la même absence. Et dans les nuits les plus froides, elle ne cessera de courir pour retrouver cette image, et s’y faire un place. Au chaud. Chez elle.