Billets d'humeur

Sur des sons andalous

La musique andalouse me renvoie à des fins de déjeuners qui s’étiraient dans l’après-midi paresseux, lorsque les restes de couscous étaient emportés, que traînaient sur la nappe de la table ronde les écorces d’oranges épluchées par le grand-père, les quartiers du fruit dégoulinaient sur les mains des enfants que nous étions, pressés d’aller jouer dans le jardin ; lorsque le soleil filtrait à travers les rideaux blancs, projetant dans son sillage des grains de lumière sur les tapis perses, que la grand-mère amenait un plateau de thé brûlant, relevait les manches de son kamis avec des élastiques, ses cheveux teints au henné amassés à la hâte en chignon, et s’affairait à remplir les verres. Son accent meknassi emplissait la salle tandis que le liquide jaune se portait aux lèvres.

La scène est limpide devant mes yeux, comme si je regardais une vieille photographie jaunie, je revois les grands salons pendant les mariages, cette musique qui accueille les invités tandis que la mariée est préparée à l’étage par les negaffas. Je revois les moulures au plafond, le zellij sur les murs. J’entends l’orchestre, le violon, le luth, je revois les rouge sur les lèvres, les bijoux scintillants, les caftans de velours en hiver, de soie en été, je sens l’odeur du oud qui se mêle aux parfums de nos mères et de nos tantes. Leurs cheveux savamment coiffés dont certaines mèches se rebellent au fur et à mesure des danses, des chansons chantées en chœur avec l’orchestre, des talons hauts qui voltigent pour danser pieds nus, jusqu’à ne faire qu’un avec la musique, jusqu’à la transe.

Je revois les soirées à jouer aux cartes, après la rupture du jeûne, je vois les djellabas sobres pour respecter le mois sacré, j’entends les mains qui battent au rythme de la musique andalouse, les tapis de prière qui s’étalent à l’appel du muezzin, je sens le goût de la datte et du lait parfumé qui précèdent le festin qui s’annonce.

J’entends les rires, je revois les voyages à onze entassés dans deux 205 qui se suivent, les pauses tajines dans les stations services, l’aumône du vendredi, les brushings invariables du dimanche, la neige d’Ifrane qu’on découvre pour la première fois, et les pleurs étouffés derrière les portes endeuillées.

Et tandis que cette musique me renvoie aux confins de l’âge tendre, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui restera de cette enfance pour la génération à venir, nous les Meryem, Salma, Zineb, Mehdi et Youssef qui engendrons une génération de Rayane, Maïa, Yanis, Lila, pour les fondre dans la masse, pour qu’on n’écorche pas leurs prénoms, pour qu’une lettre de travers n’entrave pas leur futur. Et je ne peux m’empêcher de me demander si dans cette lettre, cette toute petite lettre au son rauque, ne venait pas justement se loger tous ces souvenirs à transmettre.

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