Créations, Texte court

Yasmine

Elle était là, belle, grande, gracieuse. Elle dansait au milieu des tables, virevoltait, ondulait sous un nuage de voiles d’ivoire. Elle semblait sortir tout droit d’un conte de Shéhérazade, qui, chaque soir, pendant mille et une nuits où elle défiait la mort, a tenu son époux suspendu aux contes qu’elle inventait. Et lui, l’homme d’occident, lui, l’homme à la peau blanche, aux yeux d’un bleu qui n’existait pas dans les contrées qu’il foulait, n’avait de cesse de la regarder se déhancher, sensuellement, au gré des tam-tam des musiciens. Chaque geste, chaque mouvement était un hymne à la beauté, une invitation à la terre promise. Sa chevelure et ses voiles voltigeaient, portés par leur propre vent. Il maudissait ces yeux d’hommes qui la regardaient, qui la dénudaient, qui l’imaginaient déjà dans leurs lits. Lui, il avait un autre regard sur elle ; un regard pieux, un regard d’amant éperdu, noyé dans les contes où elle ne dansait que pour lui. Il n’osait plus la contempler, le feu qui lui brûlait les veines lorsque ses yeux se posaient sur ses courbes lui était insupportable. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de venir chaque soir en ce lieu tamisé, où l’odeur de l’encens savamment mélangé semblait embrumer l’esprit et exacerber les sens. Plus que le vin dans sa coupe, c’est d’elle qu’il s’enivrait, de ses gestes, du mouvement de ses courbes qui épousait parfaitement chaque note de musique. Il l’aimait sans la connaître, se languissait d’elle alors que son prénom même lui était inconnu. Dieu, ce qu’il donnerait pour un regard. Aux dernières notes entamées, alors qu’il pensait son salut proche, il s’efforça encore une fois de se persuader que son obsession devait cesser. Mais lorsque, brûlé par son désir, il chercha quelque refuge dans sa boisson, il sut que cette terre d’orient allait l’accueillir pour bien longtemps encore.

Chroniques, Livres

Titus n’aimait pas Bérénice – Nathalie Azoulai

Cela faisait longtemps qu’un livre ne m’avait demandé autant d’allers-retours vers un dictionnaire pour chercher la signification de tel ou tel mot (vous avez déjà utilisé « tautologie » au détour d’une phrase vous ?!). Et cela fait du bien, c’est vrai, même s’il m’a donné parfois l’impression d’avoir été écrit pour un public averti, déjà familier du Paris du 17ème, des notions de poésie et de la culture gréco-romaine.  

On a reproché à Racine sa grammaire et sa syntaxe moyennement rigoureuse selon les normes de l’époque. Je ne peux m’empêcher de me demander si l’auteure n’a pas cherché à imiter son illustre prédécesseur (sans grand succès toutefois, n’est pas Racine qui veut) : certaines tournures demandent à être relues (et relues encore !) pour bien les saisir. Le verbe n’est pas à sa place habituelle, le complément d’objet fait des acrobaties et on se retrouve à essayer de reconstituer la phrase originelle pour bien la comprendre. J’avoue avoir baissé les bras certaines fois. On s’attend à un roman entremêlé de références à l’oeuvre de Racine, on se retrouve assez vite avec une biographie du dramaturge entrecoupée de (trop peu) retours vers le roman. Le lien ? La douleur de la narratrice qui cherche refuge dans les oeuvres de Racine, qui se dissout dans celle de Bérénice, quittée, comme elle, deux millénaires plus tôt, en faveur du devoir, d’un amour plus grand encore. On est donc emmené abruptement d’un monde à l’autre, d’un siècle à l’autre, sans transition. On attend la suite de l’histoire de la narratrice, on finit par l’oublier, on se plonge dans celle de Racine, et puis sans prévenir, on se surprend à revenir quelques pages en arrière pour bien s’assurer que non, il n’y avait effectivement pas de téléphone portable en 1667. Pour le moins perturbant. La structure du récit fait cruellement défaut, on a l’impression d’avoir entre les mains un pavé brut, écrit d’une traite, peut-être sur une pulsion. 

Alors, me demanderez-vous après cette introduction peu glorieuse, pourquoi s’acharner ? Pour le récit de la vie de Racine. Et si je la soupçonne d’être fortement romancée, elle mérite toutefois le détour. Vous plongez dans cette France du 17ème siècle, si proche dans le temps et si lointaine de culture et de moeurs, où la galanterie revêt une notion autre que celle qu’on lui prête aujourd’hui, et où l’on pouvait recevoir une rente pour déclamer des vers à la gloire du roi. Orphelin très tôt, élevé par les hommes d’église, il est de cet époque où lire Virgile était un péché entre les murs de la paroisse; et plus d’une fois, lorsqu’il était découvert, les livres des auteurs grecs qu’il lisait en secret finissaient au bûcher. Il fait de Didon le socle, l’héroïne de sa propre vie, elle inspirera celles de ses oeuvres. Il se hisse rapidement par sa plume et sa malice vers les plus hautes sphères sociales. N’ayant pas le bénéfice du « bien né », il développe tout aussi rapidement le besoin viscéral d’écraser ses contemporains (Corneille et Molière en auraient fait les frais), au prix d’intrigues et de trahisons les plus viles.

Quelle est la part de réalité là-dedans ? Quelle est la part de fantasme ? A-t-il été réellement cet homme, mégalomane, pétri de jalousies, cruel parfois, ne supportant pas l’idée de ne pas être l’unique, le seul, le plus grand ? Ses oeuvres et ses actions ont elles été réellement la conséquence de son ballotement entre la piété des hommes de son enfance et la vie de cour ? Et à travers le prix Médicis qu’a reçu ce roman, que récompense-t-on au final ? Une biographie ? La grandeur de la France du 17ème ? Une élite qui a accès au savoir ? Un roman non terminé ? Car, si j’ai applaudi l’idée de départ, ce parallèle entre la narratrice et les oeuvres de Racine, je déplore une fois la lecture achevée qu’il n’ait pas été plus approfondi. Le lien, qui aurait concentré pour moi la grande prouesse de ce récit, est malheureusement trop infime, parfois compliqué à deviner, voire à trouver, et il peut être rompu rapidement, pour peu que le lecteur se lasse des froufrous du 17ème. 

Malgré tout, j’ai aimé car j’ai appris. Eus-je été en sus conquise par la pensée, j’aurais adoré. 

Créations, Texte court

Adieu, comme ils disent…

Très cher Charles, 

Magicien de mon enfance, je me rappelle de l’auto-radio crachotant ta voix altière et grave, tes mélodies entraînantes ou mélancoliques, tandis qu’avec mes parents nous roulions chaque week end vers Casablanca, dans une vieille R5 récalcitrante. Je vous parle d’un temps où on chantait à tue tête, quatre voix mélangées, deux générations reprenant cette France bohème qui nous était tout autant inconnue que les femmes que tu chantais. Hier encore, on reprenait en playback avec mon frère, devant nos parents amusés, cette chanson qui manquait de nous étouffer de rire à chaque fois qu’on prononçait le juron de son titre. 

Souvent tu chantais l’amour et sa lassitude inévitable, le temps qui passe en charriant dans sa course sa jeunesse et son insouciance. Et ce n’est qu’adulte aujourd’hui que je mesure la justesse de ces choses de la vie que tu mettais habilement en notes et en mots, et dont, enfant, je ne retenais que le solfège parfois un peu triste.

Jeune, tu as connu la vie de bohème, entourés de tes amis, les comédiens et les chanteurs. Tu racontes la passion à ses débuts, lorsqu’elle est capable du mieux, du pire, de mourir d’aimer. Tu la racontes avant qu’elle ne se délite et qu’elle ne se transforme en habitude alarmante, faite de bigoudis et de peignoirs mal fermés.

Malgré ce jour où tu t’es fendu d’un commentaire malheureux, t’es tu laissé aller à l’appel de la polémique? Et lorsque tu vouais une femme à l’Elysée, un jour de grâce disais-tu, pensais-tu réellement à celle qui n’aurait pas voulu de nos noms dans les rues de France ? Non je ne le pense pas. Et au fond, peu importe, ce n’est pas ce que je retiendrai de toi.

De mon enfance à la femme que je suis à présent, tu es de ceux qui m’ont accompagnée, sans le savoir, à chaque moment important de ma vie. Pendant mon adolescence psychologiquement acnéique, lorsque je reprenais tes textes devant la glace, unique spectatrice de mes envolées vocales, et que je me voyais déjà déclamant ma propre prose devant la foule. Ou lorsque mon père m’a accompagnée, par certaines joies de la vie, vers l’homme de mon choix, car c’est ta chanson que nous fredonnions lui et moi en silence, c’est ta voix qui coulait dans nos coeurs en lieu et place des larmes émues que nous nous efforcions de retenir. 

Il faut savoir te laisser partir et Dieu qu’il peut être dur de dire au revoir à nos aînés, et pourtant il le faut, n’est-ce pas. 

Non je n’ai rien oublié de tes mots, qui résonnent aujourd’hui, qui résonneront demain. Et même si le temps, cet ennemi impitoyable que tu as tant chanté, a fini par l’emporter, et que tu t’es incliné comme tant d’autres avant toi à sa funeste destinée, tu auras réussi le coup de maître d’entrer au panthéon de la postérité et du souvenir. Alors je t’envoie mes prières au pays des merveilles où tu reposes désormais. Et dans cette langue que tu chéris, que tu as chanté parfois, je te dis : “Farewell, formidable Charles”.

Citations

Beaucoup de folie est, à l’oeil sensible, le sens le plus divin

Emily Dickinson

Créations, Poésie

Versification juvénile

Et sur nos âmes Tu as posé ta sagesse bienveillante
Pendant que le poison de l’envie décimait leurs cœurs
Tentant de détruire notre fierté ils bâtissaient notre grandeur
Ils ont fait de la haine une maîtresse languissante

Alors qu’à leurs yeux obscurcis leurs épées paraissent acier
Devant notre foi, elles n’étaient plus que poussière
Et croyant faire jaillir notre sang ils ont vu éclater la lumière
Perfides, « cette vérité n’est pas la nôtre » ont-ils blasphémé

Dans une coupe en or ils croyaient savourer nos larmes
Malheureux ! ils goûtaient là leur propre amertume
Sans savoir qu’ils nous offraient l’encre de nos plumes
Et renforçaient ainsi la plus puissante de nos armes

Pauvres fous, ne voient-ils pas, prisonniers de leur haine
Que leur chant de guerre se noie dans l’horizon lointain
Croyant nous combattre de leurs sombres desseins
Ils nourrissent sans relâche le mal qui les gangrène

Je Te rends mille grâces, notre force retrouvée
Détournera nos pas de leurs champs de bataille
Et nous grandirons forts d’un amour sans faille
Vers les hautes cimes de notre foi immaculée 

Chroniques, Théâtre

Arlequin poli par l’amour – mise en scène Thomas Jolly

La Scala, Paris 10ème, jusqu’au 27 Octobre 2018 (20€ à 34€)

Du Marivaux mis en scène par Thomas Jolly, Je ne pouvais pas rater cette curiosité, cette promesse de poésie, ce cadeau de Noël avant l’heure. Et effectivement, tout vous prend à rebrousse poil, à commencer par la salle, ressemblant davantage à une salle de cinéma ou de concert qu’aux mythiques salles parisiennes aux fauteuils rouges (je vous conseille d’ailleurs de prendre des places plutôt à l’arrière; évitez en tous cas les premiers rangs, afin d’avoir une vue d’ensemble de la scène). 

Pièce du 18ème, on pourrait donc s’attendre à des corsets, de longues robes, des décors blancs et des oiseaux qui piaillent. En réalité, avec Jolly, on ne s’attend à rien, et pourtant on reçoit tout. On est transporté, non pas trois siècles en arrière, mais vers une planète loufoque, un peu étrange, où de jeunes gens flanqués de costumes de cirque, fardés de blanc, de rouge et de noir, entonnent avec la déférence qui lui est due une prose d’un autre temps. Et pendant 1h30, pendant une parenthèse enchantée où les coutumes du dehors ne sont plus, votre souffle est suspendu à celui de la troupe, qui réinvente le temps à coups de danse, de chants, de rires, et de silences.

Le rideau ne se lève pas, les spectateurs découvrent en s’installant, médusés et curieux, les acteurs déjà en position sur la scène, chacun sa lumière, chacun son livre. Le ton est donné. Cher spectateur, tu ne feras qu’un avec la troupe, tu seras immergé dans l’histoire, tu la feras tienne; tes amours seront celles d’Arlequin et de Silvia, ta haine sera celle de la Sorcière, ta tromperie celle de Merlin bafoué. Ton esprit s’élèvera avec celui d’Arlequin, tandis que le sentiment amoureux libèrera ses mots et aiguisera sa langue. Tu feras tienne sa transformation, ses sourcils qui froncent, sa voix qui s’impose, son habit qui s’assombrit. 

En faiseur de magie, Jolly dose les ombres, lève les voiles, celles de la scène et des hommes, le tout porté par des acteurs tous plus talentueux les uns que les autres.

Mention spéciale à Julie Bouriche, lumineuse dans le rôle de la fée maléfique en désespoir d’être aimée, machiavélique dans ses desseins; mais, et c’est là toute la beauté du texte, de la mise en scène et du jeu, émouvante dans son malheur, et qui arrive à nous soutirer des soupirs de compassion.

Comme un revers à mon enfance bercée par les voix mielleuses des princesses Disney (gageons que les années qui passent y sont pour quelque chose aussi…), il n’y a rien qui m’insupporte davantage dans un oeuvre que le manichéisme dégoulinant, insulte à l’intelligence du spectateur. Cette idée saugrenue qu’il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre, sans nuance, sans subtilité.  En tout homme, fût-il arlequin, bataillent des forces contraires, en toute femme, fût-elle sorcière, sommeillent eaux calmes et marées houleuses. Et c’est là toute notre humanité. Et c’est là toute la justesse de cette pièce, magnifiée, il est vrai, par un arlequin poli par l’amour, et un metteur en scène aux doigts de fée.

Créations, Texte court

Es-tu là?

Une guitare, quelques accords qui naissent, s’élèvent, puis s’en vont mourir vers les étoiles. La mélodie est si triste, et lui si pâle. Une autre silhouette, plus loin, recroquevillée dans une déférence suprême, entonne une prière muette. Pourtant, je ne les entends pas, je ne les connais pas, et c’est à peine si je les aperçois. Mais ce soir, leur douleur est mienne. Voilées par la nuit noire, des larmes coulent enfin, sans retenue, insouciantes des regards trompés par l’obscurité. Puis, une voix s’élève, déchirée par la douleur. Un cri, un appel, une prière lancée dans le vide pour aller s’éteindre dans un écho lointain. Je frissonne de leurs souffrances. Que pleure l’un? Que pleure l’autre ? Un amour déchu ? Une mère défunte ? Peu importe… Magnanimes, les étoiles elles-mêmes semblent se voiler, afin de laisser l’obscurité envelopper leurs âmes meurtries. Et alors que, dans leurs souffrances, ils crient à leur petitesse, ils n’ont jamais été aussi grands à mes yeux qu’en cette nuit. Parce qu’ils sont eux-mêmes. Parce qu’ils sont libres. Libres d’être des hommes, tout simplement…

Photo by Maksym Kaharlytskyi

Créations, Texte court

Entretien céleste – Création

Et je demandai à l’aube : 

  • Mais qui es-tu ? Entre lumières et ténèbres tu ne sembles pas vouloir choisir. Es-tu fidèle aux étoiles qui n’ont pas encore disparu ou au nouveau jour qui n’est pas encore né ? Ne souffres-tu donc pas de ton inconstance, de ton incertitude ?

Et l’aube me répondit :

  • Humain, as-tu si peur de l’inconstance ? De l’inconstance naissent les plus beaux phénomènes. L’arc en ciel n’est-il pas le résultat d’un état inconstant de la lumière, éphémère et magnifique ? Les cristaux de neige ne sont-ils le fruit de l’incertitude de l’eau à choisir un état ? Fidèle, je le suis, au temps et aux saisons. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, je suis là. Je suis celui qui donne du temps à la métamorphose de se produire. Si je n’existais pas, pourrais-tu apprécier le jour ? Ne serais-tu pas aveuglé par tant de clarté soudaine ? En hiver, j’en appelle aux nuages pour laisser au jour le temps d’éclore, en été je me fais puissant de rage et de couleurs. Et dans la rosée du matin, pendant que tes yeux s’habituent et s’émerveillent des mille couleurs qui défraient le Ciel, rends grâce Humain, et rappelle toi que cette majesté est le fruit de cet entre-deux états que tu blâmes.

Et je demandai au crépuscule :

  • Mais qui es-tu ? entre lumières et ténèbres tu ne sembles pas vouloir choisir. N’es-tu pas un imposteur de nous miroiter tant de beauté avant que la nuit n’engloutisse le Ciel ? A vouloir ainsi tromper tes sujets, et les baigner dans la tendre illusion du jour qui tarde à mourir, ne te fais-tu pas cruel, toi qui te caches sous des traits aussi purs ?

Et le crépuscule me répondit :

  • Humain, ce sont tes yeux de mortel qui te trompent. La cruauté que tu vois n’est autre qu’indulgence, l’imposture dont tu parles n’est que bienveillance. Je suis celui qui permet au jour agonisant de se rappeler sa force dans un dernier éclat. Je suis celui qui lui permet de se retirer gracieusement, laissant à la nuit le soin de taire ses secrets, de voiler ses larmes, avant de renaître encore. Si je n’existais pas, les ténèbres s’abattraient sur ton âme aussi soudainement qu’un orage d’été. Je suis celui qui permet au jour de se perdre, de se chercher, puis de se trouver enfin. As-tu si peur, Humain, que tu ne vois donc pas les possibilités infinies qui s’ouvrent à chaque pli, chaque instant que t’offre l’aurore ? Rends grâce Humain, et rappelle toi que sans les ténèbres, le jour ne naîtrait pas. 

Et je m’en allai, le coeur plus léger, et illuminé de couleurs infinies.

Chroniques, Expos

Exposition – Foujita, un peintre d’Orient en Occident

Foujita. Peintre inconnu de mon répertoire, je suis tombée par hasard sur une exposition au musée Maillol cet été. L’exposition est malheureusement déjà terminée à Paris, mais j’ai eu la chance de la voir in extremis avant qu’elle ne s’envole et ne prenne possession d’autres lieux. Toujours est-il, je tenais à rendre hommage à ce peintre Japonais auquel, malgré l’époque et la culture qui nous séparent, je ne peux m’empêcher de m’identifier. Un peu. Et si vous y prêtez attention, vous y trouverez peut-être un écho à votre propre histoire.   

Ce peintre s’est exilé par amour de Paris et de la peinture. Il n’a pourtant cessé de rechercher ses racines tout au long de sa vie et de ses oeuvres, bien loin de la terre d’Orient qui l’a vu naître. Et si on le sent tituber, hésiter au fil des ans, si les styles se mélangent, son trait demeure pourtant extraordinairement précis. Ses toiles, au gré des mouvements qui animent sa recherche de soi, ne trompent pas un oeil averti. Ou plutôt, un oeil familier des mêmes mouvements. On le voit rechercher l’enfant, le père, la mère, trébucher sur des passions ; tous les sujets qui, au fond, animent l’humain depuis toujours. Il reste fidèle à ses muses qu’il peint dans leur éclat le plus éblouissant, il les aime démesurément, au point de les laisser partir, au point de les confier à d’autres, sans jalousie, sans désir de possession. Il perçoit l’éclair de tristesse, invisible à l’oeil du commun, et le rend éternel. Il vit un amour passionné avec son pays natal, et, comme pour tous les exilés, lui voue des sentiments ambivalents de rejet et d’attachement viscéraux. Et le Japon le lui rend bien. Pour autant, si parfois il semble le renier, il n’oublie pas de lui rendre hommage dans beaucoup de ses toiles; les estampes bien sûr, mais beaucoup plus subtilement dans certaines peintures où le trait du pays levant est reconnaissable entre mille. 

Il côtoie Picasso, Matisse et Modigliani (pour un amateur, il est d’ailleurs perturbant que l’oeuvre de l’un puisse à ce point se confondre parfois avec celle de l’autre), devient un des peintres les plus en vue de Montparnasse des années folles, se noie dans le tourbillon débridé et excentrique des cabarets aux épaisses tentures de velours rouge, dort peu, retourne à son atelier, travaille excessivement, produit quantité de tableaux, atteint un point de non retour. 

Il rencontre Renoir sur la Côte d’Azur peu avant la mort de celui-ci. 

Il meurt vieux, et, semble-il, apaisé. Converti au catholicisme à la fin de sa vie, il passe ses derniers jours auprès de sa femme, reclus dans sa maison francilienne où il s’est créé un atelier, un refuge. 

Et tandis que je noircis mon carnet encore vierge de ces quelques lignes, je me demande si, plus que les femmes à la peau de porcelaine qu’il a aimées toute sa vie, ce ne sont pas ses démons qui ont été ses véritables muses, et si, plus que les peintres et maîtres qu’il a tant admirés, ce n’est pas son exil qui a magnifié son trait, et enfin si, plus que les excès auto-destructeurs dans lesquels il s’est jeté dans les années vingt, ce n’est pas la recherche aveugle, effrénée et désespérée de l’étourdissement constant qui a donné autant d’intensité aux couleurs de ses tableaux. Mais je divague peut-être, et me représente des toiles dans les toiles, où mon histoire se cherche une place timide, où l’exilée en moi trouve un écho mégalomane à ses propres failles. 

Mais n’est-ce pas cela, au fond, qui fait que l’art est art ? Lorsque l’oeuvre se fraye un chemin jusqu’à votre âme, y loge peut-être quelque chose, un petit bout d’éternel; lorsque vous y voyez une parcelle de votre histoire, un point, un trait, une courbe qui vous fait croire, par un tour de génie dont seuls les Grands ont le secret, qu’il y a un clin d’oeil pour vous dans ce tableau.