Te souviens-tu Paris, de ces balades le long de tes quais,
Et sur le pont d’Iéna, ou était-ce le pont des arts ?
Celui où les amants cadenassent un amour vantard,
Avant que la lune ne voile leurs pas enlacés
Les Voix – Naïma Guerziz
“La saison des Ouragans” Fernanda Melchor
Une narration brutale, comme ce qui y est raconté, un style cru, bien trop cru, une ponctuation quasi inexistante, à l’image de ces personnages qui étouffent, et toi, le lecteur, tu étouffes avec eux, et tu sens leur misère, leur reste d’humanité qui tente de survivre dans les eaux marécageuses d’une violence innommable, là-bas dans un village au Mexique, tu sens la puanteur qui te colle à la peau, et comme eux, ta lecture n’a pas de souffle, pas une brise qui s’échappe, pas une accalmie dans cette colère sourde, et cette moiteur imaginaire pendant que tes doigts tournent les pages, encore et encore, à te demander, mais bon sang pourquoi je continue à lire.
Et pourtant quelque chose opère, et tu lis, d’une traite, tu ne te l’expliques pas, et tu te demandes s’il est encore possible qu’en 2019, des horreurs pareilles puissent se produire à l’autre bout du monde, s’il est encore possible que des horreurs pareilles existent tout court, et tu te vois, confortablement allongé sur ton canapé, à te moquer de tes propres questions, auxquelles tu as bien-sûr déjà la réponse. Parce que tu viens d’un pays où ces horreurs-là ont probablement été voisines de ton quartier d’enfance. Et que certains quartiers de ton pays d’adoption ne doivent pas être épargnés non plus. Mais que, toi, tu choisis de ne pas les nommer, peut-être ainsi finiront-elles par ne plus exister. Tu préfères ne garder que le beau, tant pis pour ce qu’il y a en dessous. Tu préfères aimer un tout, quitte à ne pas voir une partie.
Et la question demeure, qui est Fernanda Melchor, auteure de cette bourrasque insupportablement littéraire, qu’a-t-elle pu vivre pour vouloir raconter ce Mexique-là, et comment, à 37 ans, ressort-on indemne après avoir pensé, imaginé et écrit l’insoutenable.
Une histoire de trains
Saint Nazaire. Fin de vacances scolaires.
Sur le quai, une jeune fille enlace ses parents dans une danse à trois. Jusqu’à la dernière seconde elle absorbe leur odeur, leur souffle, elle imprime les images, emmagasine leur chaleur. Le contrôleur siffle, elle se dégage en baissant les yeux, ne pas montrer son émotion, elle porte avec effort son bagage sur l’épaule, lourd comme une pierre, lourd de vêtements qui sentent bon la lessive de son enfance, lourd de souvenirs, lourd de séparation, elle embarque dans le train, choisit une place à côté de la fenêtre, un rayon de soleil absorbe le sourire incertain qu’elle tente d’esquisser.
Le train s’ébranle. Destination inconnue. Elle ne sait pas encore que ce train l’amènera à la rencontre d’elle-même. Elle ne sait pas les escales faites de dimanches pluvieux, de fêtes étudiantes, de sentiments d’étrangeté, de fins de mois difficiles, de pleurs les soirs de solitude dans son lit, de rires, de nouveaux amis, de matins gris où il faudra se traîner à la fac, de nuits trop courtes, de combinés téléphoniques grésillants, de colère, de rébellion, d’attente. Elle ne sait pas qu’il y aura beaucoup d’hivers, interminables, sombres, froids, mais qu’il y aura autant de printemps en fleurs pour leur succéder.
Elle ne sait pas que pour quelques années encore, les trains de retour auront toujours le goût du bonheur et ceux du départ le goût de l’arrachement.
A travers la vitre, ses parents la suivent du regard, cette enfant, leur enfant, qui, déjà, a un chez elle ailleurs, qui s’en va vivre sa jeunesse, ils se serrent l’un contre l’autre pour se tenir chaud, pour se donner du courage aussi, dans leur solitude à deux face à cet instant qui leur échappe, cette enfant qui leur échappe.
Leurs reflets sur la vitre se confondent un instant. Une vitre mince de quelques centimètres à peine, une vitre épaisse de toute une vie.
Elle doit avoir dix-huit ans.
J’en avais dix-sept, un 6 septembre 2002. Le lendemain, un avion décollait de Rabat pour Paris, avec à son bord, une jeune fille, une enfant encore. Et se détache déjà dans un souvenir qui la poursuivra longtemps dans sa vie d’adulte, la silhouette frêle de ses parents et de son frère, unis par la même absence. Et dans les nuits les plus froides, elle ne cessera de courir pour retrouver cette image, et s’y faire un place. Au chaud. Chez elle.
Collection Courtauld, à la FLV
« La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie ». Édouard Manet, 1897.
Voir Manet, Degas, Monet, Toulouse-Lautrec, Cézanne, Van Gogh et Gauguin réunis. Et se dire que l’homme est bien petit devant tant de beauté.
Samuel Courtauld est un grand mécène du XXeme siècle qui a fait fortune dans le textile. C’est sa collection personnelle qui est exposée ici.
Merci à Céline pour m’avoir éclairée sur cette époque, en m’apprenant notamment que Manet était le précurseur d’un mouvement avant-gardiste. Refusé par les salons dits classiques de l’époque (peut-on l’imaginer aujourd’hui?), ses toiles étaient à contre courant du classicisme et représentaient pour la première fois le quotidien du peuple.
J’entends des regards que vous croyez muets – Arnaud Cathrine
Arnaud Cathrine écrit avec la sensibilité de ceux qui parlent avec le cœur. Une sensibilité dans le récit qui m’a piquée dès le premier livre que j’ai lu de lui « Je ne retrouve personne », et que je retrouve dans ce recueil, encore plus marquée, plus vécue, plus assumée.
Et pour avoir eu la chance de le rencontrer, le personnage ne dément pas la plume.
Dans ce roman il revisite le genre des histoires courtes, quelques lignes ou quelques pages, hommage à tous ces anonymes qu’on croise dans notre quotidien, dans un moment important de leurs vies ou de la nôtre.
Des histoires de vies donc, des bouts de chemin captés par l’œil et la plume poètes. Dans les articles ça et là, je lis qu’il se définit volontiers comme un voleur d’histoires. Davantage que voler, moi je pense qu’il emprunte, des sourires, des fragments de vies, il les recueille au creux de sa main, en dégage les couleurs et les parfums, il les fait siens, pour les restituer, 64 instants de vie immortalisés sur des bouts de carnets, 64 héros ordinaires.
Il mène une danse dans Paris à la recherche des autres, à la recherche de lui. Et il nous fait la joie de nous inviter dans cette valse à mille temps, à mille visages, avec ce talent, cette humilité, cette pudeur qui font de lui, en plus d’un grand auteur, une très belle personne.
Grace – Paul Lynch
Pas de suspense inutile, ce livre est un chef d’œuvre. Et je ne serais pas surprise qu’on cite « Grace » dans quelques siècles comme étant un classique, et Paul Lynch comme étant un auteur incontournable du 21ème siècle. Oui. Rien que ça.
Il y a quelque chose d’inaccessible dans ce roman tant il referme certaines vérités de ce monde. Dans une langue parfaitement maîtrisée où je lis parfois les descriptions de Flaubert et la rage de Zola, le mystique et la réalité se confondent, la poésie et l’horreur valsent à deux, et créent un tapis de brume pour amortir la chute silencieuse et brutale d’une adolescence volée.
Grace. Ou comment se construire sur les routes faméliques de l’Irlande du Nord en 1845, à 14 ans, au sortir de l’enfance, comment surmonter le deuil de ce qui a été et de ce qui advient, comment garder l’espoir de l’enfant dans un corps qui se métamorphose par la grâce de la nature ou sa cruauté, comment se créer ses propres fantômes pour ne pas céder à la folie.
Le chemin de croix d’une enfant devenue adulte avant l’heure dans le tumulte des vents du Nord ; et sa force, qui irradie du début à la fin, à chaque ponctuation, à chaque souffle, dans chaque village, dans chaque rencontre.
Paul Lynch a réussi le coup de maître de tailler de la dentelle dans du plomb, et cela est d’autant plus admirable que je pensais l’auteur mû par la lucidité inévitable de l’âge. Mais Lynch n’a pas 42 ans, et déjà, il a saisi l’essentiel.
Conversation nocturne
J’aime les mots. Pour ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas. J’aime deviner un soupir dans une virgule. J’aime le son qu’ils font en claquant dans le vide, et le silence qu’ils imposent. Plus que tout, j’aime ce qu’ils disent de nous.
Dans ma bibliothèque vous trouverez une vieille édition de Léon l’Africain d’Amine Maalouf. Le roman qui a fait qu’il y a eu un avant et un après. Vous trouverez du Sagan, du Baudelaire, du Beigbeder, du Vargas, du Shakespeare qui se disputent les centimètres de bois avec les mille et une nuits, les Omar Khayyâm, les Khalil Gibran et les Naguib Mahfouz. Vous trouverez de l’ancien et du contemporain. Du classique et du loufoque. Du policier et du roman.
Si je veux paraître plus intelligente que je ne suis, j’ajouterais que vous trouverez du Homère et du Sénèque (au fond à gauche, ils commencent à prendre la poussière).
Il est trois heures du matin et j’écris ces lignes en conversant avec ma bibliothèque. Elle me murmure quelques souvenirs. « Rappelle-toi, me dit-elle, lorsque tu as pleuré en lisant « Des souris et des hommes », tu t’en souviens ? Ou lorsque tes mains ont tremblé en tournant les quelques pages d’« Inconnu à cette adresse ». Ou lorsque tu te disais, en lisant les premiers pages d’« En attendant Bojangles » que c’était un livre amusant avant de frémir d’effroi et d’émerveillement devant le talent de Bourdeaut. Rappelle-toi comment tu as fait amende honorable en lisant Beigbeder que tu pensais un mondain sans talent. Ou encore, lorsque ton cœur a battu le rythme de la prose de Baudelaire et ensuite des quatrains de Khayyâm. Ce jour-là tu as mesuré ta chance de pouvoir lire en deux langues. Malgré les drames, malgré l’Histoire. »
Voilà donc celle que je suis. Conversant avec mes livres, un soir pluvieux de mars.
On me dit arabe, on me dit française, on me dit berbère, on me dit parisienne, on me dit casablancaise.
La vérité est quelque part entre l’Orient et l’Occident. Ce que je sais en revanche, c’est que j’appartiens à la langue universelle des mots. L’aube se lève et Paris se réveille, je vous laisse donc aux miens, en toute sincérité et sans apparats.
“La Citadelle” Eric Metzger
Cher Eric,
Quelques mots sur ton dernier roman “La Citadelle”.
Tu bases sa trame sur l’idée judicieuse de convoquer Stendhal pour raconter l’inachevé, l’inaccompli, ces vies qu’on passe parfois sans oser, par orgueil, par crainte du rejet et de l’abandon. Et cette question comme un point d’orgue qui revient et revient toujours “Et si j’avais…?”. Tu fais évoluer le narrateur dans les pas de Julien Sorel, héros malheureux dans “Le Rouge et le Noir”. Une des forces de ton roman tient donc dans ce parallèle qui amène des questions justes et une perspective de lecture originale.
Je n’ai rien à redire sur l’écriture, douce, belle, poétique. On sent l’influence des grands maîtres et malgré tout ta plume reste très personnelle. Je n’ai rien à redire non plus sur la description des paysages, tu as su capter la grâce et la rudesse de la Corse, tu l’as rendue vivante sur tes pages.
Mais une question qui m’accompagne durant ma lecture : Quelle retenue t’a donc empêché d’aller plus loin encore dans la noirceur du narrateur, dans ses angoisses, dans ses ambivalences ? Quelle pudeur t’a retenu de pousser le parallèle stendhalien dans ses confins, de mettre autant de couleurs dans les interactions du narrateur avec lui-même que dans les montagnes et les cieux corses que tu décris ?
“Un roman français” – Frédéric Beigbeder
J’ai découvert l’écrivain sur le tard, j’avais, je l’avoue, quelques préjugés sur l’homme. Je présumais entre-autres un ennui qui a poussé le mondain à publier quelques lubies de sa vie pour se divertir. Je n’avais peut-être pas tout à fait tort, mais là où je fais amende honorable, c’est que le mondain a du talent.
Je me suis surprise à éprouver de la tendresse pour les errements de Beigbeder, pour ses amours inconstants, pour l’inconscience qui dicte à sa plume sa condition d’humain dans sa forme la plus crue. Malgré son patronyme. Ou alors grâce lui ? Dire que les fées se sont penchées sur son berceau serait un euphémisme. Né dans l’opulence de son rang, et la noblesse de son nom, il aurait pu jouir dans un cercle fermé de sa cuiller d’argent et batailler contre lui-même, son œdipe, ses ascendants et descendants dans le divan tiède et promis à la discrétion quasi-hippocratienne de sa psychanalyse. Mais non. Il fallait un frère. Un aîné. Celui qui réussit tout, celui qui hérite des traits, du sens des affaires, celui qui se fait décorer de la légion d’honneur le jour où son cadet sort de prison. Il fallait un divorce, il fallait un héritage lourd, des ancêtres glorieux, autant d’ombres accolées à celles de ses pas. Il fallait ça et une bonne dose de névrose pour choisir de divulguer ses soupirs, ses vices, ses addictions légendaires et diverses.
Je soupçonne un brin de voyeurisme qui pousse les lecteurs comme moi à s’inviter ainsi dans un monde hors de portée, un monde d’argent, de drogues, de célébrités, d’hôtels hors de prix et de réceptions mondaines, mais s’il n’y avait que cela, je me serais lassée. Ce qui rend son écriture percutante, et la lecture de ses frasques touchante, c’est de finalement constater que, derrière ce faste et apparats, l’homme est toujours là, pétri des mêmes névroses que le commun des mortels, dans la nudité fragile de ses écorchures qui sont, du reste, assez universelles.
Délit d’exhibitionnisme ? Peut-être. Avons-nous besoin de tout savoir ? Peut-être pas. Charge au lecteur de fantasmer sur ce qui est vrai ou non d’ailleurs. Ce qui est certain, c’est qu’il aurait été dommage de se priver d’une littérature contemporaine de qualité, d’un esprit certes torturé mais bien conscient de ses capacités et de ses limites. Et certainement plus au fait des choses de ce monde que le crédule au cœur d’artichaut qu’il dépeint à l’encre de son fusain mont-blanc.