Chroniques, Livres

Porc Braisé – An Yu

Le titre inhabituel attire. Entre plusieurs romans de cette rentrée littéraire, on le pioche aisément, intrigué par cette couverture bleue et ces deux mots qui donnent l’impression de clignoter dans une nuit qu’on imagine pluvieuse, noire, porteuse d’événements aux frontières du réel (référence clin d’œil la génération 90 et antérieure).

Incipit : Beijing, une jeune femme à la vie monotone découvre son mari mort dans la baignoire, à ses côtés gît un dessin d’homme poisson.
Si le début peut happer par l’intrigue, le récit se transforme rapidement en une quête intérieure et mystique dont on ne saisit pas tous les contours. Et on demeure au fil des pages dans l’attente dune clarté qui n’arrive pas. Thriller, fantaisie, fantasque, on ne sait pas bien, et si parfois le mélange donne un cocktail réussi, le risque est que parfois, on s’y perde.
Des moments agréables de lecture toutefois, principalement lorsque la jeune femme se rend au Tibet.

Pour le reste, j’avoue modestement être passée à côté.

Aux Editions Delcourt.

Chroniques, Livres

Saturne – Sarah Chiche

Le talent de Sarah Chiche pour l’écriture et le récit ne se dément pas avec ce nouveau roman. Elle vous souffle avec des phrases qui n’ont l’air de rien comme ça, mais qui englobent les vérités les plus simples et les plus déchirantes.

L’écriture pourrait déconcerter par son manque de ponctuation mais elle prend tout son sens ici, tout le roman donnant le sentiment d’avoir été écrit d’une traite, d’un souffle.
Après le fantôme de la mère, Sarah Chiche s’attaque à celui du père, qui plane en filigrane tout au long du récit, ou plutôt qui semble être le point aimanté autour duquel gravite tout le reste.

Et le reste, c’est ce que c’est que d’être un Pied-Noir en Algérie, de devoir s’en aller au plus fort des combats qui ont ensanglanté le pays, reconstruire un semblant de vie en France, ce que c’est que de naître dans une famille aisée qui se déchire autour d’une femme, de grandir dans l’ombre d’un père disparu, dans l’ombre d’une union déchaînée, irraisonnée, folle ; et peut-être plus que tout, ce que c’est que de se construire avec ce qu’on a, ce qu’on n’a pas choisi, de sombrer malgré ce qu’on a, ce qu’on n’a pas choisi.

Et d’en revenir.

Aux Editions du Seuil.
Chroniques, Livres

Borgo Vecchio – Giosuè Calaciura

Coup de cœur et coup au cœur pour ce roman court et intense de Giosuè Calaciura. Si vous aimez les dialogues, abstenez-vous. Ce roman tout en narration dépeint la vie quotidienne, impitoyable, émouvante, des habitants du Quartier, quartier imaginaire (vraiment?) du sud de l’Italie qu’on soupçonne prendre place à Palerme.
Presque dénuée de ponctuation, de souffle, l’écriture vous transporte. Et le souffle, vous le perdrez, tandis que vous accompagnerez Cristofaro, Mimmo, Carmela, Celeste, l’agneau de novembre, les coqs adolescents, les chiens errants, tous entrelacés dans les fils impétueux de la vie, émouvants dans leurs beautés et leurs tragédies, dans leur condition si imparfaite de n’être que des créatures terrestres.
L’ambiance caractéristique du sud de l’Italie, si difficile à capter tant elle est faite de mille subtilités, transpire merveilleusement dans cette lecture singulière, forte, poétique. Et ô combien vivante.
Aux éditions Notabilia.
Chroniques, Livres

Princesse Amazigh – Siham Bouhlal

Siham Bouhlal nous livre une œuvre hors des sentiers battus, à mi-chemin entre le récit, les réflexions socio-politiques et les souvenirs d’enfance. Difficile d’ailleurs de ne pas sourire à la nostalgie de certains d’entre eux, ou de ne pas trembler à d’autres (les histoires de djinns, les contes populaires que tous ceux qui ont grandi au Maroc ont dû entendre).
Le livre est riche de références croisées entre la littérature orientale et occidentale (un wow pour avoir cité le poète Al Mutannabi à quelques pages de Shakespeare).
Si le fond peut questionner (on peut ne pas partager certaines réflexions personnelles), surprendre aussi par le mélange des genres, la plume délicate de Siham Bouhlal est un réel délice pour tous les amoureux de la langue française. Elle fait parler les papillons et les pensées, les mots semblent à son écoute, elle les manie avec grande délicatesse et beaucoup de poésie.
Et sur une note personnelle, je suis ravie d’avoir l’occasion de glisser, entre deux romans de littérature fançaise, un écrit de l’autre terre. Mon autre terre.
Coup de cœur pour les éditions Al Manar qui sont nées au Maroc avant de s’envoler pour la France, pour la qualité de l’écrit bien sûr, mais aussi du format, du papier et des dessins.
Chroniques, Livres

Les méduses – Frédérique Clémençon

Des bouts de vie qui se croisent, s’effleurent du bout des doigts, du bout des mots, s’entrechoquent à peine. Un léger bruit de cristal. Au bord de l’atlantique, au bord du CHU d’un coin paumé de France, au bord du vide qui creuse chacun de ces moments de vie, destins tout aussi paumés que le coin de France dans lesquels ils habitent.
Mais ce genre de roman, ce genre de style, c’est du déjà vu. Du déjà lu.
Lu entre les fêtes par ailleurs, un sentiment glauque qui se détache. Peut-être n’était-ce pas la meilleure période pour poser un regard froid sur les hommes, peut-être était-ce trop tôt pour mettre de côté les lumières du sapin et se plonger dans la tristesse humaine. Morose. Morne. La mort, les accidents, les vies qui additionnent les tragédies, au point de se demander si c’était vraiment nécessaire.
Ou peut-être que ce n’est simplement pas le genre de lecture pour lequel je suis faite.

Chroniques, Livres

Parce que les fleurs sont blanches – Gerbrand Bakker

Ceci n’est pas une chronique.
Ceci est le cœur qui témoigne.
Quatre livres en tout m’ont obligée à faire une halte à quelques pages de la fin tant je sentais que cette fin allait me bouleverser : Des souris et des hommes (Steinbeck), En attendant Bojangles (Bourdeaut), Cent millions d’années et un jour (Andrea), et celui-ci.
Quatre œuvres qui ont également en commun d’être des romans courts.
C’est l’histoire d’un père et ses trois fils, une mère absente, quatre « gars dans une voiture », jusqu’à l’accident qui va rebattre toutes les cartes.
C’est simple, c’est court, c’est beau.
Quelques pages pour une leçon de vie.
Parfois il est inutile d’analyser à outrance.
Parfois, il faut juste laisser les mots faire leur chemin jusqu’à vous.
Parfois, il suffit juste de ressentir.
Alors lisez juste. Et ressentez. Beaucoup.
« Parce que les fleurs sont blanches » aux éditions Grasset.
Chroniques, Livres

Le dernier Syrien – Omar Souleimane

La révolution syrienne racontée de l’intérieur, vécue par une jeunesse pleine d’espoir pour la liberté, qui se retrouve prise en étau entre les islamistes et le pouvoir. Un roman au parti pris, qui alterne les amours délicates de la vingtaine, et les horreurs d’une guerre civile innommable. l’homosexualité d’un des protagonistes a, m’a-t-il semblé, grande place dans ce récit. Et cela est raconté avec beaucoup de courage et de tendresse.
Un prisme sur l’histoire vu, vécu, raconté par des jeunes qui ont une soif de vie sans compromission, mais qui ont le malheur de ne pas être en accord avec leur temps.
L’incipit de ce roman saute aux yeux sur la couverture, à côté du drapeau Syrien et du regard de la jeune fille : « nous sommes vivants malgré les ruines qui nous entourent. » Force est de se demander ce qu’il en est des ruines intérieures, de ceux qui ont perdu un pays, une foi, une famille ?
Et de lire, au travers de la violence des rues, celle, plus contenue, peut-être même plus dangereuse pour celui qui la porte, des mots, celle qu’on glisse entre les lignes, qu’on retient trop longtemps, qu’on essaie de noyer dans un roman de 166 pages, parce qu’on a été témoin de la chute de tout ce qui nous est cher.
Un récit poignant donc. Un témoignage qui a survolé les mers pour arriver jusqu’à nous, dans les bagages et le vécu du jeune auteur qu’est Omar Youssef Souleimane.
Chroniques, Livres

Cent Millions d’années et un jour de Jean-Baptiste Andrea

Dernière chronique 2019, je ne pouvais espérer mieux pour clore cette année.

À présent, fermez les yeux. Imaginez. Ressentez.

C’est une lecture pleine de grâce que ce roman, pour une écriture d’une sensibilité rare, presque féminine.
C’est l’histoire de Stan, un paléontologue qui s’élance corps et âme dans une recherche improbable, une ascension folle dans les montagnes. C’est l’histoire de paysages, d’éléments qu’on apprivoise, qu’on défie, d’une amitié silencieuse, de forces contraires.

On est touché par la folie douce de Stan, par cette valse qu’il mène avec ses fantômes et qu’il va chercher jusque sur un glacier, par-delà tous les dangers, les extrêmes, ceux qui agitent les montagnes et ceux de son cœur. On aime les ambivalences et les oppositions, on aime l’humanité rendue à ces cimes immuables, aux montagnes et aux hommes, sans les départir de leur cruauté ni de leurs failles. On aime cette nudité vierge de l’humain et du glacier, on aime qu’ils se rejettent et qu’ils ne fassent qu’un à la fois.

Et longtemps après avoir tourné la dernière page, vous serez encore là-haut, avec Stan, dans son glacier, vous mettrez quelques jours à lui lâcher la main, à le laisser partir, vous en ressortirez avec un coup au cœur, vous vous sentirez vivants, et c’est bien là toute la beauté des livres promis à la postérité.

Chroniques, Livres

La maison – Emma Becker

Emma Becker s’est glissée corps et âme pendant deux ans dans une maison close berlinoise. Résultat : ce roman inclassable. Revient-on indemne de ce genre d’expérience ? D’écriture ?

Un psychanalyste se frotterait les mains d’avoir une patiente telle que Emma Becker. Parce qu’il faut une bonne dose de névrose et probablement autant de folie (et une foi entière en elle et en ses capacités) pour faire ce qu’elle a fait : pour écrire sur les prostituées, elle en est devenue une elle-même, en rejoignant une maison close à Berlin pendant deux ans et demi. Mais au final on s’en fiche, l’essentiel est là sous nos yeux, sous nos mains, dans la forme de mots qui traduisent le corps, presqu’un toucher virginal, une cambrure de papier.

Ce roman questionne la relation de la femme au plus vieux métier du monde et plus particulièrement la fascination de certaines d’entre elles – d’entre nous, comme Emma Becker, pour celles qui se dédient à la sexualité. Le désir féminin y est abordé, décrit, analysé, pensé, sous toutes ses formes, de la plus crue à la plus poétique.

Naïvement presque, elle choisit d’aborder ce sujet avec bienveillance, refusant toute violence ou contrainte, ou même d’aborder les raisons qui poussent ces femmes au choix de la profession. Elle choisit l’angle de l’humain, sans en rajouter, ni dans le trop ni dans le pas assez, sans embellir ni le rendre glauque. J’ai eu le sentiment parfois de me retrouver dans un de ces tableaux de Toulouse-Lautrec, qui, entre tous, a su capter avec bienveillance l’intimité de ces êtres, qui sont femmes aussi, qui sont femmes avant tout.

Est-ce de la littérature? Et pourquoi pas ? Il y a de l’esprit, il y’a de l’humilité, il y a des mots qui prennent tout leur sens, et surtout il n’y a pas de jugement. Et si parfois c’est cru , bizarrement ça n’est jamais vulgaire. Si parfois j’ai dû faire une halte, j’ai continué avec une certaine fascination et tenu à lire jusqu’à la fin.

C’est une lecture dérangeante, et je pense sincèrement qu’il est compliqué de vous recommander ou non de lire ce livre, parce que sa lecture est très personnelle et dépend de la relation que chacun de nous entretient avec ce sujet. Je comprendrais qu’on ait de la gêne à lire certains passages, voire du dégoût, je comprendrais qu’on ne comprenne pas.

Je serais d’ailleurs curieuse de savoir si les hommes et les femmes ont reçu cette lecture de la même façon, avec la même subtilité et la même nuance, et comment l’ère du #metoo s’accommode de ce témoignage qui fait valser le bienséance .
A bon entendeur.

Chroniques, Livres

Rencontre avec la littérature Marocaine à la maison de la poésie

25 Novembre 2019,

Au début, j’ai eu le sentiment de me retrouver dans un dîner entre amis au coin du feu, où, pour raconter les prémices des premiers mots qui ont fait d’eux des écrivains, il fallait raconter l’intime, le rapport à la patrie, aux années de plomb, la politique, le poids de l’histoire, familiale et coloniale (parfois confondues), le protectorat français et la résistance, le rapport au corps et à la religion.

Une discussion à sept cœurs, où les masques, d’habitude si présents dans cette société qui m’est pourtant chère, semblaient se fissurer, mouvement nécessaire si l’on veut parler avec sincérité du parcours si personnel qu’on a avec l’écriture.

Sept auteurs aux histoires différentes, parfois opposées (dont les parents sont pour certains illettrés, et qui écrivent, une génération plus tard, dans une langue qui ne leur est pas maternelle), différents donc dans leurs parcours, la langue choisie pour l’écriture, les idées, les personnalités, mais avec la passion commune de l’écriture et une frénésie touchante pour la lecture dans leur jeunesse.

Un constat frappe très vite, paradoxal et intriguant : l’amour commun pour la littérature française, comme un ciment qui les unit et les ancre dans la terre, la lecture absolue des classiques de l’oppresseur pourtant combattu dans les années coloniales. Peut-être moins intriguant que cela si on y pense, à cause d’un syndrome de Stockholm encore présent deux générations plus tard : tout Marocain, et à fortiori l’écrivain, a un lien viscéral et complexe, de désamour et de tendresse avec le Français, ses écrits et sa langue. Il l’envie et le redoute, veut lui ressembler mais le rejette.

Alors, lorsque le Marocain se retrouve sur la scène du Français, sur ses terres, au cœur même de sa culture, ça se transforme vite en éclats de voix, en passions déchaînées, ça s’invective entre auteurs,  le temps s’arrête, s’allonge, cela dure deux heures au lieu d’une, l’audience de la maison de la poésie, d’habitude plongée dans un silence presque religieux, se mêle aux débats, rigole, s’exclame, apostrophe l’auteur, le compatriote, l’arabophone, le francophone.

Et moi, dans ce bordel qui me semble si familier, je me dis que cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi fière d’appartenir à un gène aussi riche, aussi complexe, aussi bancal, aussi sanguin.

Aussi vivant.

Aussi marocain.

Auteurs présents à cette rencontre : 

Yasmine Chami, Youssouf El Alamy, Jalal El Hakmaoui, Youssef Fadel, Mohamed Hmoudane, Mustapha Kebir Ammi & Latifa Labsir