Aux Editions Delcourt.
Aux Editions Delcourt.
Des bouts de vie qui se croisent, s’effleurent du bout des doigts, du bout des mots, s’entrechoquent à peine. Un léger bruit de cristal. Au bord de l’atlantique, au bord du CHU d’un coin paumé de France, au bord du vide qui creuse chacun de ces moments de vie, destins tout aussi paumés que le coin de France dans lesquels ils habitent.
Mais ce genre de roman, ce genre de style, c’est du déjà vu. Du déjà lu.
Lu entre les fêtes par ailleurs, un sentiment glauque qui se détache. Peut-être n’était-ce pas la meilleure période pour poser un regard froid sur les hommes, peut-être était-ce trop tôt pour mettre de côté les lumières du sapin et se plonger dans la tristesse humaine. Morose. Morne. La mort, les accidents, les vies qui additionnent les tragédies, au point de se demander si c’était vraiment nécessaire.
Ou peut-être que ce n’est simplement pas le genre de lecture pour lequel je suis faite.
Dernière chronique 2019, je ne pouvais espérer mieux pour clore cette année.
À présent, fermez les yeux. Imaginez. Ressentez.
C’est une lecture pleine de grâce que ce roman, pour une écriture d’une sensibilité rare, presque féminine.
C’est l’histoire de Stan, un paléontologue qui s’élance corps et âme dans une recherche improbable, une ascension folle dans les montagnes. C’est l’histoire de paysages, d’éléments qu’on apprivoise, qu’on défie, d’une amitié silencieuse, de forces contraires.
On est touché par la folie douce de Stan, par cette valse qu’il mène avec ses fantômes et qu’il va chercher jusque sur un glacier, par-delà tous les dangers, les extrêmes, ceux qui agitent les montagnes et ceux de son cœur. On aime les ambivalences et les oppositions, on aime l’humanité rendue à ces cimes immuables, aux montagnes et aux hommes, sans les départir de leur cruauté ni de leurs failles. On aime cette nudité vierge de l’humain et du glacier, on aime qu’ils se rejettent et qu’ils ne fassent qu’un à la fois.
Et longtemps après avoir tourné la dernière page, vous serez encore là-haut, avec Stan, dans son glacier, vous mettrez quelques jours à lui lâcher la main, à le laisser partir, vous en ressortirez avec un coup au cœur, vous vous sentirez vivants, et c’est bien là toute la beauté des livres promis à la postérité.
Emma Becker s’est glissée corps et âme pendant deux ans dans une maison close berlinoise. Résultat : ce roman inclassable. Revient-on indemne de ce genre d’expérience ? D’écriture ?
Un psychanalyste se frotterait les mains d’avoir une patiente telle que Emma Becker. Parce qu’il faut une bonne dose de névrose et probablement autant de folie (et une foi entière en elle et en ses capacités) pour faire ce qu’elle a fait : pour écrire sur les prostituées, elle en est devenue une elle-même, en rejoignant une maison close à Berlin pendant deux ans et demi. Mais au final on s’en fiche, l’essentiel est là sous nos yeux, sous nos mains, dans la forme de mots qui traduisent le corps, presqu’un toucher virginal, une cambrure de papier.
Ce roman questionne la relation de la femme au plus vieux métier du monde et plus particulièrement la fascination de certaines d’entre elles – d’entre nous, comme Emma Becker, pour celles qui se dédient à la sexualité. Le désir féminin y est abordé, décrit, analysé, pensé, sous toutes ses formes, de la plus crue à la plus poétique.
Naïvement presque, elle choisit d’aborder ce sujet avec bienveillance, refusant toute violence ou contrainte, ou même d’aborder les raisons qui poussent ces femmes au choix de la profession. Elle choisit l’angle de l’humain, sans en rajouter, ni dans le trop ni dans le pas assez, sans embellir ni le rendre glauque. J’ai eu le sentiment parfois de me retrouver dans un de ces tableaux de Toulouse-Lautrec, qui, entre tous, a su capter avec bienveillance l’intimité de ces êtres, qui sont femmes aussi, qui sont femmes avant tout.
Est-ce de la littérature? Et pourquoi pas ? Il y a de l’esprit, il y’a de l’humilité, il y a des mots qui prennent tout leur sens, et surtout il n’y a pas de jugement. Et si parfois c’est cru , bizarrement ça n’est jamais vulgaire. Si parfois j’ai dû faire une halte, j’ai continué avec une certaine fascination et tenu à lire jusqu’à la fin.
C’est une lecture dérangeante, et je pense sincèrement qu’il est compliqué de vous recommander ou non de lire ce livre, parce que sa lecture est très personnelle et dépend de la relation que chacun de nous entretient avec ce sujet. Je comprendrais qu’on ait de la gêne à lire certains passages, voire du dégoût, je comprendrais qu’on ne comprenne pas.
Je serais d’ailleurs curieuse de savoir si les hommes et les femmes ont reçu cette lecture de la même façon, avec la même subtilité et la même nuance, et comment l’ère du #metoo s’accommode de ce témoignage qui fait valser le bienséance .
A bon entendeur.
25 Novembre 2019,
Au début, j’ai eu le sentiment de me retrouver dans un dîner entre amis au coin du feu, où, pour raconter les prémices des premiers mots qui ont fait d’eux des écrivains, il fallait raconter l’intime, le rapport à la patrie, aux années de plomb, la politique, le poids de l’histoire, familiale et coloniale (parfois confondues), le protectorat français et la résistance, le rapport au corps et à la religion.
Une discussion à sept cœurs, où les masques, d’habitude si présents dans cette société qui m’est pourtant chère, semblaient se fissurer, mouvement nécessaire si l’on veut parler avec sincérité du parcours si personnel qu’on a avec l’écriture.
Sept auteurs aux histoires différentes, parfois opposées (dont les parents sont pour certains illettrés, et qui écrivent, une génération plus tard, dans une langue qui ne leur est pas maternelle), différents donc dans leurs parcours, la langue choisie pour l’écriture, les idées, les personnalités, mais avec la passion commune de l’écriture et une frénésie touchante pour la lecture dans leur jeunesse.
Un constat frappe très vite, paradoxal et intriguant : l’amour commun pour la littérature française, comme un ciment qui les unit et les ancre dans la terre, la lecture absolue des classiques de l’oppresseur pourtant combattu dans les années coloniales. Peut-être moins intriguant que cela si on y pense, à cause d’un syndrome de Stockholm encore présent deux générations plus tard : tout Marocain, et à fortiori l’écrivain, a un lien viscéral et complexe, de désamour et de tendresse avec le Français, ses écrits et sa langue. Il l’envie et le redoute, veut lui ressembler mais le rejette.
Alors, lorsque le Marocain se retrouve sur la scène du Français, sur ses terres, au cœur même de sa culture, ça se transforme vite en éclats de voix, en passions déchaînées, ça s’invective entre auteurs, le temps s’arrête, s’allonge, cela dure deux heures au lieu d’une, l’audience de la maison de la poésie, d’habitude plongée dans un silence presque religieux, se mêle aux débats, rigole, s’exclame, apostrophe l’auteur, le compatriote, l’arabophone, le francophone.
Et moi, dans ce bordel qui me semble si familier, je me dis que cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi fière d’appartenir à un gène aussi riche, aussi complexe, aussi bancal, aussi sanguin.
Aussi vivant.
Aussi marocain.
Auteurs présents à cette rencontre :
Yasmine Chami, Youssouf El Alamy, Jalal El Hakmaoui, Youssef Fadel, Mohamed Hmoudane, Mustapha Kebir Ammi & Latifa Labsir