Chroniques, Livres

“Une reine” – Judith El Maleh

Chère Judith,
Pardon. J’ai failli ne pas vous lire. Quand tant d’autres auteurs tout aussi méritants n’ont pas le privilège de la visibilité, j’ai eu la faiblesse de penser que c’était trop facile.

Mais quand un livre décide de venir à vous, il n’y a rien que vous puissiez faire.

Merci. Enfin un livre qui parle du Maroc, sans clichés, sans jugement. Je vous ai accompagnée dans toutes les étapes de votre retour à Casablanca, à la recherche de la vérité dans cette ville qui ne se tait jamais. J’ai mis mes pas dans les vôtres, j’aurais pu être vous tant tout ce que vous écrivez est familier (la description du hall de l’immeuble, la main sur le cœur du gardien, le jus épais, la corniche, la chambre qu’on retrouve parfaitement rangée, le pêcheur qui offre sa chaise à lwalida…).

Merci pour cette grand-mère qui aurait pu être la mienne, moi qui suis née dans une religion cousine de la vôtre. Je rectifie, cette grand-mère était la mienne, elle a été celle de tant d’autres femmes marocaines comme vous et moi, elles nous ont faites et défaites, nous avons porté comme un fardeau leur regard et leur abnégation, et de leur résilience et de leur force, nous avons fait un trophée. Seulement, nous ne le savions pas.

Nous sommes femmes, mères, épouses de, nous sommes avant tout fille et petite fille de. Cette phrase, je l’ai reçue comme une évidence, une alarme, l’alarme du temps sans doute devant ces histoires de reines dont nous, les petites filles, sommes dépositaires, dont nous sommes faites, sur lesquelles nous avons construit nos silences.

Merci de l’avoir écrit, de l’avoir dit au monde, merci d’avoir parlé d’elles, et de nous.

Chroniques, Livres

Tanger sous la pluie – Abdel de Bruxelles, Fabien Grolleau

Bouleversant.

Depuis la rencontre avec le triptyque de Matisse exposé dans la collection Morozov (vous pouvez retrouver la chronique radio que je lui ai consacré dans le lien qui se trouve en bio) une envie de saisir davantage cet attrait des peintres occidentaux pour Tanger à l’orée du XXème siècle.

Et voilà que je découvre cette formidable bande dessinée « Tanger sous la pluie ».
Le sous-titre a beau être « Matisse au Maroc », ce roman graphique a aussi en son centre Zohra, la modèle mystérieuse qui se retrouve dans tant de tableaux de Matisse, et dont on pense aujourd’hui qu’elle était une prostituée.

Avec des références aux contes des mille et une nuits, un subtil rappel de certains enjeux sociaux (dans ce cas, la naissance d’un enfant hors mariage), sans jugement, sans d’inutiles dénonciations, sans fioritures.

Un regard artistique, profond, sur cette ville à la croisée des mondes qu’est Tanger, sur la complexité de la création, sur la parenthèse Tangéroise de Matisse qui a marqué un tournant dans sa carrière de peintre, comme Delacroix avant lui.
« Alors quelle vérité sur Matisse dans cet album? quels mensonges? Simplement, nous avons essayé de raconter ce moment à part à Tanger, un peu comme Matisse avait pu essayer de le peindre. »

Merci à la Librairie l’Intant pour cette formidable découverte et aux auteurs pour ce moment de grâce.

Aux éditions Dargaud

Chroniques, Livres

555 – Hélène Gestern

Une mystérieuse partition qui apparaît et qui ébranle le milieu de la musique, et plus particulièrement 5 protagonistes. En quelques mots, voici le pitch de ce roman qui vient d’être auréolé du Grand Prix RTL-Lire (à juste titre).
Si vous décortiquez un peu plus, au-delà de cette enquête qui vous tient en haleine, au-delà de nous faire connaître le clavecin, Scarlatti et ses sonates, ce qui fait sortir ce roman du lot, c’est la délicatesse des mots choisis, la façon de « dire » la musique, de réussir à capter la grâce du son qui peut naître de la main et des fêlures de l’homme.
Voyez par vous-mêmes :
« Ils lui ont légué le capital de souffrance, la fêlure, le manque qui donne à tout artiste la force d’exercer son sacerdoce absurde et magnifique. »
« Cette sonate est un tourbillon émotionnel qui mélange l’exultation, l’apaisement, l’allégresse. La joie qui s’y exprime est pénétrée d’ombres; Dieu sait de quelles douleurs le compositeur a nourri l’or et la lumière qui font vibrer sa musique »

Seul bémol de mon humble point de vue, une fin moins grandiose qu’espéré vu la virtuosité de l’autrice.

Aux éditions Arléa

Chroniques, Livres

La plus secrète mémoire des hommes – Mohamed Mbougar Sarr

Ce livre est une rencontre. Aucune chronique ne saura rendre fidèlement ce qu’est ce roman, tant il est multiple. Vous l’adorerez ou le damnerez, mais il vous fera quelque chose. Mohamed Mbougar Sarr fait plier la littérature, il la met à ses pieds. Dans son écriture elle semble si facile d’atteinte. Mais ne vous y fiez pas, la littérature finit toujours par gagner.

Il joue avec les temps, les genres, les lieux, et vous livre une réflexion profonde, complexe et d’une évidence pourtant folle. Voyage à l’intérieur du soi et sur les terres sénégalaises, françaises et argentines, la quête d’un écrivain à la recherche du livre essentiel, face à face entre Afrique et Occident, le colon et le colonisé, l’amour et la haine entre ces terres contraires et leur histoire complexe.

D’un talent insolent pour le récit, digressif et à contre-courant, Mohamed Mbougar Sarr s’est-il fait prendre au piège de son propre écrit, lui qui s’est vu décerner le Goncourt alors qu’il fait dire à son narrateur :

« Aucun écrivain Africain établi ici ne l’avouera publiquement. […] mais au fond, cela fait partie des rêves de beaucoup d’entre nous : l’adoubement du milieu littéraire français. C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique ».

Il nous le dira peut-être. Entretemps, ce livre est une blessure béante où la littérature apparaît comme elle doit l’être réellement : libre et intransigeante.

Bref, une merveille.

Chroniques, Livres

Là où chantent les écrevisses – Delia Owens

Un très beau roman, de ceux qui marquent.

Il raconte Kya, une petite fille des marais dans la Caroline du Nord. Peu à peu, elle voit partir ceux qui sont censés la protéger. Alors dans la misère du monde des adultes, c’est son enfance qui va la sauver. Son regard sur le monde, sur la nature qui l’entoure, sa façon de parler aux êtres vivants et aux cieux, d’y voir les mille couleurs que nous perdons de vue. Elle va s’y construire, elle la sauvage que les gens de la ville raillent ou évitent, elle va compter sur la bonté d’une poignée, découvrir la haine de la multitude.

Et être aimée, puissamment, maladroitement, par la vie et par des yeux à la couleur océan.

 

Chroniques, Livres

L’autre art contemporain – Benjamin Olivennes

Intriguée par cet essai dont j’ai assisté fortuitement à la présentation par son auteur chez @alicecapferret. Auteur à l’élocution captivante, Benjamin Olivennes dénonce l’art contemporain régi par l’investissement financier en premier lieu, tacle sans concession les institutions qui s’en font les premiers promoteurs et se fait un devoir de mettre en lumière « l’autre art contemporain », artistes qu’il juge sacrifiés sur l’autel de l’argent et des magmas financiers.

Sujet tabou, sujet délicat tant l’art est subjectif. Et forcément se pose par ricochet, mais dans des proportions moindres, la question de la littérature contemporaine.

Extrait page 12 : « Ces trésors du passé furent d’abord réalisés pour adorer un Dieu, ou pour servir un prince. Plus tard, ils furent collectionnés par d’autres princes, ou des bourgeois, mais pour le plaisir. Ils n’étaient pas vus comme un investissement, ils n’étaient pas exposés pour « valoriser la collection » ou pour « développer la marque », ils n’étaient pas revendus cinq ans après leur achat pour réaliser une plue value. Ils étaient gardés jalousement chez soi, pour la délectation personnelle, montrés à un petit cercle d’amis sûrs, plus tard donnés au Louvre ou au Metropolitan pour le bénéfice de la patrie. Ils n’étaient pas aimés parce qu’ils étaient chers, ils étaient chers parce qu’ils étaient aimés. »

Chroniques, Livres

Crime et Châtiment

Depuis longtemps l’envie de m’attaquer à ce monument de la littérature russe. Et le plaisir de retrouver cette édition de 1973 dans notre bibliothèque.

Chroniques, Livres

Normal People – Sally Rooney

Normal people fait partie de ces livres dont on ne sait objectivement pas pourquoi on aime. L’écriture est simple, l’histoire est simple, et on est pourtant aimantés jusqu’à la fin.

Une histoire d’adolescents puis de jeunes adultes dans une petite ville de l’ouest irlandais, qui se cherchent, se ratent, se manquent, bataillent avec leurs angoisses et leurs désirs.

On cherche de quoi alimenter cette chronique, une analyse, des arguments, puis on se dit que parfois qu’il vaut mieux cesser de lutter, cesser de chercher des raisons objectives à quelque chose qui nous dépasse, et laisser la magie du cœur opérer.

Normal People, de Sally Rooney. Magnifiquement transposé en série sous le même titre.

Chroniques, Livres

Histoires de la nuit – Laurent Mauvignier

Ce n’est pas tant pour l’histoire que vous lirez ce livre. Mais pour le style. Il vous faudra prendre votre temps. De toutes façons vous n’aurez pas le choix, c’est le roman qui mènera la cadence, ce seront les phrases qui vous diront où vous arrêter, où vous attarder, où reprendre votre lecture.Vous n’y serez pour rien, vous dévalerez les pages comme une route dont vous ne savez où elle vous mènera. Laurent Mauvignier dissèque avec une minutie rare les pensées de chaque personnage, il nous emmène là où on ne voudrait pas aller parfois, avec une fluidité à vous arrêter parfois en vous demandant comment vous êtes passé d’un personnage à l’autre sans y prendre garde.

Il est question d’un hameau, un de ces bourgs oubliés de France où le temps n’a plus d’emprise, il est question d’une parisienne sexagénaire et excentrique qui s’y installe pour peindre, de ses voisins de la ferme, un couple au mari torturé par l’amour qu’il porte à son épouse, et à la femme au passé obscur, il est question d’un chien, d’une petite fille, il est question de cheveux orange, de lettres anonymes, de boue, de départementales, de pluie, il est question de trois frères inquiétants, trois inconnus mais pas tant que ça, qui viennent déranger cette harmonie bancale.

Et au milieu, si vous y êtes sensible, un sublime passage qui tente de décrypter le magnétisme entre l’homme et la peinture, le mystère irrésolu de cette rencontre qui peut s’installer entre le vivant et la matière, ne sachant cependant pas, entre l’homme et la matière, lequel est vraiment homme et lequel est matière. Peut-être que ça n’a pas d’importance au final, et que les deux se désintègrent puis fusionnent dans un amas d’étincelles et de feu, pour créer ce qu’on appelle communément « l’art ». Un roman dont on dira sans aucun doute qu’il fut un classique de notre siècle.

Chroniques, Livres

Aussi riche que le roi – Abigail Assor

Casablanca, années 90.

Dans ce livre il y a deux mondes. Le premier est plein de vérités, il est juste et sans clichés. Il dresse le portrait de la jeunesse dorée Casablancaise, des villas d’Anfa, de ce monde à deux vitesses qu’est la capitale économique avec ses boîtes de nuits, ses lois qu’on contourne, sa misère, et les enfants inégaux qu’elle enfante. Casablanca la carnassière, Casablanca la douce. Casablanca la schizophrène.

Dans le deuxième monde, il est question de Sarah, une Française qui vit dans le quartier populaire (disons le mot : bidonville) de Hay Mohammadi. Pour sortir de la misère, Sarah jette son dévolu sur les riches héritiers des quartiers d’Anfa et utilise ses charmes pour y arriver. Elle ne veut pas d’amourette non, elle veut se marier, avoir aussi une piscine aussi bleue que l’océan et le ciel de la Méditerranée, des domestiques et des alliances grosses comme un poing.

Deux mondes, et parce que je n’ai pas réussi à les faire se rencontrer, ma lecture a été en demi-teinte.