Très cher Charles,
Magicien de mon enfance, je me rappelle de l’auto-radio crachotant ta voix altière et grave, tes mélodies entraînantes ou mélancoliques, tandis qu’avec mes parents nous roulions chaque week end vers Casablanca, dans une vieille R5 récalcitrante. Je vous parle d’un temps où on chantait à tue tête, quatre voix mélangées, deux générations reprenant cette France bohème qui nous était tout autant inconnue que les femmes que tu chantais. Hier encore, on reprenait en playback avec mon frère, devant nos parents amusés, cette chanson qui manquait de nous étouffer de rire à chaque fois qu’on prononçait le juron de son titre.
Souvent tu chantais l’amour et sa lassitude inévitable, le temps qui passe en charriant dans sa course sa jeunesse et son insouciance. Et ce n’est qu’adulte aujourd’hui que je mesure la justesse de ces choses de la vie que tu mettais habilement en notes et en mots, et dont, enfant, je ne retenais que le solfège parfois un peu triste.
Jeune, tu as connu la vie de bohème, entourés de tes amis, les comédiens et les chanteurs. Tu racontes la passion à ses débuts, lorsqu’elle est capable du mieux, du pire, de mourir d’aimer. Tu la racontes avant qu’elle ne se délite et qu’elle ne se transforme en habitude alarmante, faite de bigoudis et de peignoirs mal fermés.
Malgré ce jour où tu t’es fendu d’un commentaire malheureux, t’es tu laissé aller à l’appel de la polémique? Et lorsque tu vouais une femme à l’Elysée, un jour de grâce disais-tu, pensais-tu réellement à celle qui n’aurait pas voulu de nos noms dans les rues de France ? Non je ne le pense pas. Et au fond, peu importe, ce n’est pas ce que je retiendrai de toi.
De mon enfance à la femme que je suis à présent, tu es de ceux qui m’ont accompagnée, sans le savoir, à chaque moment important de ma vie. Pendant mon adolescence psychologiquement acnéique, lorsque je reprenais tes textes devant la glace, unique spectatrice de mes envolées vocales, et que je me voyais déjà déclamant ma propre prose devant la foule. Ou lorsque mon père m’a accompagnée, par certaines joies de la vie, vers l’homme de mon choix, car c’est ta chanson que nous fredonnions lui et moi en silence, c’est ta voix qui coulait dans nos coeurs en lieu et place des larmes émues que nous nous efforcions de retenir.
Il faut savoir te laisser partir et Dieu qu’il peut être dur de dire au revoir à nos aînés, et pourtant il le faut, n’est-ce pas.
Non je n’ai rien oublié de tes mots, qui résonnent aujourd’hui, qui résonneront demain. Et même si le temps, cet ennemi impitoyable que tu as tant chanté, a fini par l’emporter, et que tu t’es incliné comme tant d’autres avant toi à sa funeste destinée, tu auras réussi le coup de maître d’entrer au panthéon de la postérité et du souvenir. Alors je t’envoie mes prières au pays des merveilles où tu reposes désormais. Et dans cette langue que tu chéris, que tu as chanté parfois, je te dis : “Farewell, formidable Charles”.