Exposition Picasso, bleu et rose, Musée d’Orsay – jusqu’au 6 janvier 2019
J’ai mis du temps à écrire cette chronique tellement il me semblait vital de restituer les impressions le plus fidèlement possible, mais il est temps que j’admette que c’est peine perdue.
Ce sont les plus grandes œuvres qui nous laissent étrangement le plus à court de mots. Parce qu’elles font appel à nos sens les plus abstraits, interpellent ce qu’il y a de plus intime en nous. Parce que, si elles pouvaient user des mots, elles n’auraient pas recours à la peinture. Parce que les mots ne permettent pas autant de palettes, ne contiennent pas autant de nuances. Parce que si un mot compte dix synonymes limités par sa langue aux frontières définies, la couleur en compte mille, et la seule frontière qu’elle connaît est terrestre pour l’instant. Alors, plus que de vous parler des tableaux, que je vous invite à aller voir, voir par vous-mêmes l’effet que cela produit sur vous, je m’évertuerai à parler ici du parcours de l’artiste, tel qu’il m’a été donné de le percevoir et de le ressentir. Je tiens donc à préciser, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, que si les faits historiques que je relate ici sont avérés, les tournants et pensées que j’attribue à Picasso ne sont que des associations de ma propre lecture face à ses toiles.
La collection temporaire présentée au Musée d’Orsay retrace les débuts de Picasso, entre 1900 et 1906. Avant d’être le grand maître du cubisme, Picasso, né Pablo Ruiz à la fin du 19ème siècle, est un jeune homme qui se cherche. A la lumière de ses aînés, et parfois dans leur ombre, il tâtonne. Au début du 20ème, l’éphémère est roi. Un courant en chasse un autre, passions nomades des artistes qui font et défont les mouvements d’un coup de pinceau. Et Picasso, me semble-t-il, se laisse volontiers porter par ces vents artistiques. Mais n’est-ce pas là la définition-même de la jeunesse ? Ne pas choisir, et tout choisir en même temps ? Ne renoncer à rien ? Et effectivement, entre Paris et Barcelone, il ne choisit pas. Tout comme ces courants qui vont et viennent, Picasso laisse son pinceau déambuler, de couleur en couleur, de ville en ville. Il côtoie les artistes de sa génération, s’essaye au fauvisme, emprunte aux aînés leur palette, et leur rend hommage par plusieurs menus clins d’œil.
Mais à l’aube de sa vingtaine, la mort se rappelle à lui de la façon la plus brutale qui soit, lorsque son ami Casagemas, avec lequel il partageait un modeste atelier à Paris, met un terme à sa jeune vie ; et, conséquence de son geste funeste, à l’insouciance du pinceau de Picasso. Il y aura un avant et un après. La phase bleue éclot dans la douleur, prend vie dans la mort. Comme pour défier le déni, comme pour affronter la mort, s’en défendre, la dompter peut-être, il la dessine. Plusieurs fois, son ami est représenté sur son lit funèbre, le coup fatal du revolver bien visible, noirci de sang sur la tempe. Il ne s’arrêtera pas là. Il peint la mort sur le visage des femmes déformé par la douleur et la maladie. Il la dessine sur les traits d’hommes hurlant un désespoir silencieux. Il fera du bleu la couleur du chagrin, froide comme ses nuits, oppressante comme ses jours où le soleil ne brille plus.
« La vie », œuvre magistrale peinte en 1903, clôturera cette période. Comme pour effacer sa jeunesse, ou l’enfouir, il la superpose au tableau « Derniers moments », qui a été consacré à l’exposition universelle trois ans plus tôt. La toile originale n’existera plus que dans sa mémoire.

La transition s’opère lentement, on voit la palette monochromatique du bleu qui lutte, puis s’efface timidement en faveur du rose et ocre, lesquels finissent par prendre tout l’espace dans le cœur du peintre et sur les sujets qu’il dessine.
La période rose se caractérise principalement par le nu féminin. Sur ses toiles, ses modèles redressent un regard espiègle. Elles ne courbent plus l’échine face à l’adversité et la misère. Elles sont tout en formes et en courbes, et rappellent étrangement les œuvres de Gauguin. Trois ans plus tard, en 1909, Picasso révolutionnera le monde artistique en inventant le cubisme, et les périodes bleue et rose, enchevêtrées, complémentaires, ne seront plus connues que des amateurs d’art et connaisseurs du peintre.
Oserais-je dire ici que les tableaux qui m’ont le plus marquée sont ceux de la période bleue ? Car lorsque Picasso peint en ocre et rose, se dégage de ses toiles cette monotonie de ceux qui coulent des jours résignés. Et pour cause, elles ont été peintes dans ces montagnes des Pyrénées espagnoles où il s’est retiré quelques mois, qu’il redécouvre, et auxquelles il emprunte les couleurs paisibles.
Le bonheur est-il fade ? Nous rend-il stérile de toute création ? Par extension, et pour ne citer qu’eux, les œuvres de Dostoïevski auraient-elles survécu sans le caractère torturé de leur auteur ? Les aurait-il même écrites ? Et celles de Kafka, auraient-elles traversé les continents si elles n’avaient été dictées par l’âme sombre du Tchèque ? Allez savoir…
Il y a du bleu en chacun de nous. Certains le taisent. D’autres l’écrivent. Picasso, lui, l’a peint.