Créations, Texte court

Les gares

Les gares.

Les chemins qui se croisent, les destins qui s’effleurent.

Les yeux chargés d’adieux ou de retrouvailles. De promesses de ceux qui nous quittent.

Les valises qu’on trimballe comme autant de souvenirs empaquetés. Les odeurs qu’on met en boîte, les photos qu’on cache sous les pulls. La solitude qu’on roule en boule au fond du sac.

Les lèvres qui se pincent ou les embrassades qu’on ne retient plus.
Les vies qu’on laisse et celles qu’on retrouve au bout du chemin.
Les épaules qui se bousculent, les pas qui se pressent à la rencontre de l’autre, d’un train ou d’un destin. Ceux qui se traînent, lourds de celui qu’on n’attend plus.

Les vestes dont on se déleste par un jour de printemps ou les capuches qu’on rabat les jours de chagrins.

Les mains qui se cherchent une dernière fois.

Les regards qui se cherchent une première fois.

Celle qu’on laisse derrière soi et celle qu’on devient.

Billets d'humeur

Le théâtre, cette élite ?

Cela fait quelque fois que j’assiste à des projections de pièces de théâtres au cinéma, filmées directement à la Comédie Française.

Grande idée pour une meilleure accessibilité à une audience plus large (les prix ne sont pas toujours donnés dans l’illustre théâtre et les places sont souvent prises d’assaut des mois à l’avance). Mais voilà, un constat qui devient certitude avec le temps : des cheveux blancs, des têtes blanches partout.

Et une question : pourquoi ? Pourquoi les jeunes, pourquoi la diversité, ne sont-il, n’est-elle, pas plus intéressés par le théâtre ? Ou alors pourquoi ne les intéresse-t- on pas davantage ? J’en conviens, trois heures, c’est long, à l’heure où tout va vite, où l’ennui est un ennemi à combattre, où ne pas consulter son smartphone plus de deux heures crée un syndrome de démangeaison de la main. Je ne blâme pas, c’est long, même pour moi. Est-ce cela ? Ou Molière, Racine et consorts sont-ils devenus ringards ?

Pourtant, en sortant du Misanthrope à l’instant, il n’y a rien qui me frappe autant que l’actualité du sujet, écrit en 1666, encore vrai en 2019. Ringard donc ? Vraiment ?

Dans cette pièce de Molière, Alceste est un jeune homme en colère contre le monde. Il se targue de principes qui ne souffrent aucune tolérance vis-à-vis de l’hypocrisie, quand bien même celle-ci servirait à des causes nobles. Sauf que ses principes de raison se heurtent à l’irraison de l’amour, et bien sûr, ses sentiments n’ont trouvé meilleure destination que la jeune fille la plus fourbe de son entourage. Mais il n’en démord pas et veut changer le monde à lui seul, son monde commençant par Célimène. De désillusion en trahison, nous suivons donc cette opposition et bien sûr, la vérité se trouve, comme toujours, entre les deux.
Des messages, des sujets souvent hautement d’actualité, dont nous aurions tort de nous priver.

Suis-je donc entrain de m’alcesteiser (oui je viens d’inventer le terme), à espérer que le théâtre des anciens et de mes contemporains touche un plus grand nombre ? À ne pas enfermer ce cinéma sur planches à des perruques et des corsets, à maintenir qu’il favorise l’esprit critique et les débats ? Que les vers du 17ème valent les scénarios du 21ème ? Et que surtout, surtout, le théâtre est à la portée de tous ?

J’enlève à présent ma perruque et vous laisse sur ces mots.

Chroniques, Livres

“La guerre des pauvres” Eric Vuillard

Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs

Eric Vuillard

Une écriture mordante. Une lecture politique. Un sujet qui fait écho à l’actualité, même cinq cents ans plus tard. Surtout cinq cents ans plus tard.

16ème siècle. Prémices de la Réforme et des guerres de religions qui sont sur le point d’opposer catholiques et protestants et qui vont ensanglanter l’Europe. Thomas Müntzer, prédicateur allemand, se soulève et attise la foule, à l’heure où la foule n’a plus rien. Et l’ennemi qui prend très vite la forme du Grand, du Prince, du Riche, de la Seigneurie et de l’Eglise auxquels il prône l’austérité, et auxquels il promet l’enfer.

Dans ce texte court, il n’y a pas de parti pris, encore moins de héros. Si le récit se développe à travers la vie de Müntzer, les faits sont racontés avec la distance qui leur est due, et le récit en tire ainsi une de ses forces majeures. Il n’y a ni juste, ni bon, ni méchant, la violence de Müntzer ne vaut pas plus que celle des puissants. Elles s’amalgament pour mettre en exergue la bêtise humaine dans son ensemble.

Bien sûr, il était à propos de sortir de manifeste en pleine crise des gilets jaunes, les pauvres qu’on oppose aux opulents, encore et toujours ce fossé, ce cratère, cette division. Moi je dirais, loin de ceux que j’entends crier à l’opportunisme, que bien au contraire, le choix du calendrier est judicieux. Car, en rappelant des faits qui reviennent en boucle un demi-millénaire plus tard, même sous une autre forme, Eric Vuillard nous dresse un tableau tristement ironique : Malgré tous nos progrès, technologiques et humains, nous en sommes encore là, férus des mêmes combats qu’au moyen-âge.

Alors certes, nous ne décapitons plus ceux qui s’élèvent par la voix ni ceux qui règnent par la force, nous ne crevons plus les yeux des élus déchus ou des traîtres, nous ne promettons plus le bûcher aux athées, mais au fond valons-nous mieux que nos aînés dans nos démocraties étouffées, dans nos semblants de civilités, dans nos parlements tout en dorures et en apparat ?

Ce sont ainsi toutes ces questions, non posées, non formulées, qui ne manqueront pas d’apparaître en filigrane dans votre lecture.

Donc un calendrier peut-être opportun, mais qui n’enlève rien à l’intelligence de ce texte et de son auteur.

Chroniques, Livres

Les porteurs d’eau – Atiq Rahimi

La plus belle dédicace du salon du livre 2019, signée Atiq Rahimi (qui, décidément, écrit bien dans tous les sens du terme !) pour son dernier roman « Les porteurs d’eau ».

Un très beau récit à la manière d’un conte sur la recherche de soi et de ses origines. Par la voix de deux héros, l’un parti, l’autre resté.

Un chapitre après l’autre, on découvre Yusuf, le porteur d’eau, celui qui est resté, dans ce Kaboul aux mains des talibans; la description des montagnes afghanes adoucit à peine la terreur qui s’abat sur l’hiver du jeune homme. Et Tamim, devenu Tom en Europe, celui qui est parti, et qui n’est pas dupe qu’un passé reste toujours un passé qu’on trimballe, quand bien même on cherche à le fuir dans les bras d’une nouvelle femme ou d’une nouvelle ville, quand bien même on cherche à le diluer en s’abandonnant aux peintures de Rembrandt ou aux effluves passagers des nuits amstellodamoises.

Premier roman du Goncourt 2008 écrit directement en français, il invite au voyage, d’abord dans les hivers afghans, mais surtout, surtout à l’intérieur de soi.

Mention spéciale à la deuxième partie du livre que j’ai trouvée grandiose.

Rencontre avec Atiq Rahimi au salon du livre de Paris – Mars 2019
Chroniques, Livres

“Je t’ai oubliée en chemin”

De Pierre-Louis Basse

J’ai lu des chroniques qui ont eu peu de sympathie envers ce roman. Moi j’ai été touchée par ce texte. Un cri, un cheminement de 125 pages, au rythme d’une marche dans la forêt de Bernay, en Normandie française. Marcher pour reprendre vie, contre le désespoir, contre la chute et le chagrin.

Oui c’est décousu, comme tout chagrin qui vous plonge dans un état où le raisonnement du commun des mortels ne fait plus loi; ne vous restent que les souvenirs, comme une déchirure à oublier; les paysages, les choses aimées avec l’être aimé, toutes ces beautés qui font violence et qu’il est urgent et vital d’oublier.

Oui c’est cru, parfois. Mais j’entends ces passages comme une colère, un besoin illusoirement salutaire de faire mal à celle qui part. Une théorie comme une autre.

« Je t’ai oubliée en chemin » est un combat pour et contre l’oubli. Cet état bancal et si commun de tous ceux qui ont aimé et qui ont perdu.

Marcher et écrire pour ne pas sombrer. Un chemin de croix que j’ai emprunté, lectrice silencieuse, aux côtés de Pierre-Louis Basse, avec l’humilité et la gratitude de celle à qui on laisse voir une fragilité.

Chroniques, Expos

Voyage Virtuel dans les cités millénaires – Exposition à l’IMA


Alep est pour celui qui y arrive un jardin d’éden, et pour ceux qui s’en éloignent un feu ardent


Abu L-‘Alâ al-Ma’arri, X-Xième siècle

Alep, Palmyre, Mossoul.

D’abord se déploie la carte, immense, taille humaine, pour situer ces villes dont nous entendons tant parler, en Syrie, en Irak, en Libye, tristement rendues célèbres par les guerres géopolitiques et l’avènement de l’obscurantisme qui en découle. Les situer sur la face du monde et se rendre compte que ce n’est pas si loin. A Paris, il me suffit de tendre le bras et me voici en Orient.

Et soudain le silence. Un silence pieux malgré la foule, un silence lourd de cris étouffés, de ruines éventrées, échos plaintifs de villes millénaires à l’agonie par la folie meurtrière des hommes ; tentant de reprendre vie, pièces d’un puzzle rabiboché, bancal, virtuel, et pourtant là, par le génie de ces mêmes hommes.

Défilent les images reconstituées d’une gloire passée, la mosquée Al Nouri à Mossoul, le palais assyrien de Ninive (vieux de 2600 ans), ou le théâtre romain de Leptis Megna en Libye. Et comme un poignard dans le cœur, s’y superposent ensuite les débris de ce qui, une seconde avant, s’élevait avec fierté.

Une seconde. A l’échelle du temps, c’est ce qu’il a fallu à l’homme du XXI ème siècle pour détruire deux mille ans d’histoire, et avec elle, des cités qui ont survécu aux Romains, aux abbassides, et aux Ottomans.

Et sortir de là, le cœur tout aussi lourd du poids de l’histoire oubliée, celle d’hier, et celle qui se joue aujourd’hui, à nos portes.

Visite virtuelle de la mosquée Al Nouri

Note IMA : ” A présent, faites quelques pas et… envolez-vous ! Car c’est à un impressionnant survol que vous convient ces « Cités millénaires », grâce à la projection à très grande échelle d’images inédites captées par des drones et reconstituées en 3D par la société Iconem, avec laquelle l’IMA s’est associée pour cette exposition réalisée en partenariat avec l’Unesco.”

Chroniques, Livres

Né d’aucune femme – Franck Bouysse

Il y a des lectures dont on ne sort pas indemne. « Né d’aucune femme » est de celles-là. On se demande tout au long si l’horreur va cesser, on appelle de tous ses vœux une accalmie dans ces destins tragiques, qu’on puisse reprendre un tant soit peu de souffle.

Pour la première fois, je ne saurai dire avec précision si j’ai aimé. Je pense d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’aimer ou non, ce que provoque ce récit va bien au-delà de cela. Ce que je sais en revanche, c’est que je n’ai pas pu décrocher de cette lecture. J’ai été piquée, droguée dès la première page, par ce destin qui n’en finissait pas de souffrir, ce mal qui ne finissait pas de grandir, allant jusqu’à s’exorciser des pages pour aller trouver écho dans les tripes du lecteur. Longtemps j’ai été poursuivie par l’ombre de l’héroïne, ses souffrances, son enfance volée, ses amours contrariées. Ma raison me sommait pourtant de me distancier du récit, arguant dans un coin rationnel que tant de tragédies s’abattant sur une seule personne ne favorisait que le sensationnel et que béatement je m’y engouffrais. Une défense pour ne pas vouloir croire que tant de silence peut s’abattre sur une seule et unique personne ? sur une famille ? sur un microcosme ? Je n’en sais rien. Mais si le succès d’un livre, en dépit de toute logique, et au-delà de toute raison, se mesure au frisson qu’il fait bouger dans nos entrailles, et à ce qu’il laisse comme creux dans notre ventre, alors ce roman est définitivement une réussite.

Photo : Rencontre avec l’auteur Franck Bouysse organisée par la librairie Ici Grands Boulevards. Un auteur qui, je le cite “veut faire parler le silence”, et qui “jette du sable dans l’étang”, car, dit-il, il finira bien un jour par avoir pied.
Un ravissement à lire, un ravissement à écouter.

Créations, Texte court

Viens, prends ma main que je t’emmène…

… dans mes souvenirs, dans ces endroits où j’ai grandi, dans ces rues bercées par les odeurs d’orangers et de jasmin, dans ces océans qui n’en finissent pas.

Tu les vois toi aussi ? Ces enfants ? Comme eux, petits, nous autres cousins étions constamment fourrés les uns chez les autres. Si nos parents nous surveillaient, ils le faisaient discrètement, notre liberté nous semblait uniquement délimitée par l’horizon indéfini où le ciel se confondait avec la mer.

Je me souviens des rosiers que mon grand-père entretenait religieusement, l’odeur du pain qui cuit au four, le soleil qui baignait nos chambres de sa chaleur matinale. Tiens, regarde cette fleur rouge. C’est un hibiscus, il en fleurissait partout dans le jardin de mes grands-parents, je me souviens que le pollen laissait des traces jaunes pendant plusieurs heures sur nos mains d’enfant. Je me souviens de l’odeur de l’herbe fraîchement taillée, des orangers, des citronniers. Je me souviens des courses à n’en plus finir dans le jardin qui paraissait immense à nos yeux d’enfants, jardins où on cueillait les nèfles à mains nues ; où les bougainvilliers recouvraient les façades blanchies et râpeuses, protecteurs silencieux de l’intimité des habitants.

Chroniques, Livres

Rencontre avec Sarah Chiche “Les enténébrés”

Sarah Chiche a la tête de la bonne copine. Celle avec qui on a envie de refaire le monde et le défaire. Elle aura toujours le bon mot, le beau mot.
Psychanalyste, psychologue et écrivain, son visage vous donne tantôt à voir une gravité de celles qui ont entendu toutes les vérités du monde, ou un sourire jusque dans ses yeux qui s’étirent, se referment sur des pupilles bleues. Un regard qui dévoile ou retient à dessein. Une dualité qu’elle entretient peut-être. Son sourire n’illumine pas que son visage, il ricoche sur chaque mur, sur chaque livre de la librairie où a lieu la rencontre, et vient vous trouver sur votre chaise.

Dans son dernier roman « les enténébrés », son héroïne s’appelle Sarah, comme elle. Chiche comme elle. Elle est psychologue, a un enfant, toujours comme elle. Elle se défend pourtant que son roman soit une auto-fiction et soutient mordicus qu’elle veut qu’il soit lu et entendu pour que chacun puisse s’y reconnaître et aller de ses propres projections, fantasmes ou associations.

Mais peut-on réellement écrire sans y mettre une part de soi ? A fortiori lorsque l’on nomme l’héroïne de son personnage de son nom ? Elle seule le sait. Et quelque part, tant mieux si elle souhaite garder le mystère.

Ses livres fétiches ? Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa et l’homme sans qualités (Tome 2 précise-t-elle) de Robert Musil. Son film fétiche : un titre que je n’ai pas retenu d’un réalisateur Japonais que je n’ai pas retenu (Sarah, si tu me lis…).

Ses goûts, à l’image de son personnage (réel cette fois) détonnent, rajoutent à cette chose un peu mystique qui l’auréole et que je ne saurais nommer avec exactitude. Ses silences ont quelque chose de vibrant. Oserais-je même utiliser le mot « violent » ?

Quant au roman, je n’en suis qu’à la moitié, et tant de choses à en dire. Je vous en parle très vite.

Un grand merci à la librairie Delamain que j’ai découverte à cette occasion avec ravissement, et à ses libraires passionnés qui m’ont fait me rappeler à quel point le monde livresque est infini.

Chroniques, Livres, Théâtre

Edmond

Je m’insurge, je m’indigne.

Et si je m’autorise une rime malheureuse, je persiste et je signe : Edmond de Rostand ne peut en aucun cas être ce personnage simplet, faible, tremblotant, à qui l’idée de la génialissime pièce Cyrano lui serait venue comme ça, en ne faisant que retranscrire bêtement les amourettes de son compagnon de beuverie. Parce que si vous vous fiez à la pièce de Michalik et au film qui en découle, c’est ainsi qu’il est présenté.

L’idée a pourtant du mérite, celle de remettre un auteur injustement oublié sur le devant de la scène (si on vous dit Cyrano, vous penserez probablement à un célèbre nez, si on vous dit Rostand, vous serez en droit de vous demander si ce n’est pas le nom d’un village français). Mais quel gâchis. Il est dépeint sur scène et à l’écran comme un jeune homme fade, balbutiant, s’excusant presque d’exister, raillé par ses pairs, effacé, efforcé, aussi profond qu’une flaque d’eau en période de sécheresse, mari insipide, père peinant à imposer son autorité à des enfants qui le fuient.

Non, c’est absurde.