Il fut un temps, dans une contrée non lointaine, entre déserts et montagnes, entre plaines et vallons, un homme, plus vieux que vieillard, qui avait le même trajet tous les matins depuis de longues années.
Aux premières lueurs de l’aube, quelle que soit la saison ou l’humeur du ciel, on le voyait apparaître au seuil de son logis, et traverser le village, étrange silhouette fantasmagorique qui hantait le réveil des habitants, courbée sous une charge invisible, chapeau élimé vissé jusqu’aux yeux, canne de vieux bois usé à la main.
Comme dans tout village où il ne se passe jamais grand-chose, sa dégaine, son trajet quotidien et mystérieux alimentèrent très vite les fables les plus romanesques, les peurs les plus primaires et les commérages les plus terribles. On le disait fou, on le disait ensorcelé, les mères interdisaient à leurs enfants de s’approcher de lui. Plus que tout, on racontait qu’il fallait absolument éviter de croiser son regard, que le diable agissait au travers de ses yeux pour recruter et damner les pauvres âmes mortelles.
Les passants, qui d’aventure se retrouvaient sur son passage, psalmodiaient des prières en baissant la tête, et ceux qui avaient eu le malheur – ou la curiosité, de croiser son regard, et de s’y attarder, rapportaient par la suite des fièvres et des délires qui ne pouvaient être que l’œuvre du malin.
Ne connaissant rien de lui, au village, tout le monde l’appelait « Bba », un terme sciemment générique qui pourrait désigner un père ou un grand père. Mais on ne lui connaissait ni de fils, ni de petit-fils. Les plus anciens se rappelaient son arrivée au village comme d’un jour orageux et sombre. Ils racontaient qu’il était arrivé par la route principale, à pied, un sac de toile élimé sur l’épaule, qu’il s’était enquis d’un toit, et qu’il s’était acquitté, comptant et d’avance, du loyer d’une masure qui n’en valait pas la moitié.
Le propre des villages pauvres et oubliés, coincés entre les montagnes et les mers, délaissés par les cieux et la fortune, est de trouver distraction à leurs malheurs et à leur ennui. Le propre des miséreux est de bâtir des fables, de convoquer les esprits pour les étayer, de vendre des talismans pour s’en prémunir. Le propre des crédules est d’y croire. Et le propre des enfants est de les braver.
Les enfants donc, les plus farouches d’entre eux, s’essayaient à suivre Bba en lui jetant des rires, les plus cruels, enhardis par l’effet de la meute, lui jetaient des pierres.
Ni cruel, ni farouche, je me rangeais plutôt du côté des timides, et j’avais, comme tous les enfants de mon âge, entendu ces fables et obéi à ma mère de crainte d’être enlevé par Bba.
Nous vivions avec ma mère et mes sœurs dans la maison la plus excentrée du village, celle au bord de la route, ce qui fait que tous les matins, quelques instants après le lever du soleil, je voyais passer Bba au loin. Avec les années, j’appris à reconnaître sa silhouette courbée, à l’anticiper, à l’attendre, et – est-ce parce qu’il trompait mon ennui d’enfant dans un village reculé ? à l’espérer. Il avait une démarche lourde mais auguste, un port arqué mais majestueux. Mon instinct premier ne me murmurait aucune défiance envers l’étranger, mais à huit ans, quel poids pouvait avoir l’instinct d’un enfant face à la vérité des hommes ? Il ployait le dos sous le poids d’une charge mystérieuse, je ployais mes doutes sous la certitude de la foule. Pourtant, je ne sais quel élan me poussa un jour à le suivre. Aujourd’hui, je sais simplement que quelle que soit l’inconsciente folie qui naquit en moi ce jour-là, je n’aurais pas pu m’y dérober, et que toutes craintes qu’on ait pu m’inculquer, l’élan s’en trouva à cet instant-là plus fort. Il fut une évidence.