Ça raconte une lecture, puis une rencontre à la maison de la poésie.
Ça raconte une auteure pleine de jeunesse, une plume mordante, étrangement mature, de celles qui ont déjà vécu plusieurs vies.
Ça raconte ce lien qu’on appelle parfois amour, celui qui entaille jusque dans la chair, qui brûle jusqu’à la moelle, qui accapare le corps et l’âme, qui entre dans nos vies avec perte et fracas. Celui qui saccade le souffle jusqu’à ce que le souffle faiblisse, celui qui essore la raison, celui que la survie vous sommerait de fuir.
Ça raconte un souffle qui se suspend, des pages qu’on arrête de tourner.
Ça raconte l’essentiel.
L’auteure, pendant l’entretien sur scène, s’étonne modestement du succès de son roman, arguant qu’il n’y a rien dedans (Entendez : il n’y pas d’intrigue). Je trouve au contraire qu’il y a tout.
Dans la série romans historiques français, Alexandre Dumas règne indubitablement en maître.
Étant entré depuis longtemps au panthéon de la culture française, ses romans sont normalement libres de droit et par conséquent gratuits à tous. J’ai donc hésité longuement avant d’acquérir ce roman inédit à 16€, me demandant si ce n’était pas là une stratégie marketing des plus viles pour pousser les lecteurs à mettre inutilement la main à la poche.
Si je n’ai pas le fin mot de l’histoire, je sais que mes 16€ n’ont pas été vains. Alexandre Dumas publiait à l’époque un roman sous forme de feuilleton. Un chapitre apparaissait donc à une certaine fréquence sur tel ou tel journal. Et comme nous l’explique la préface, il s’est agi là de retrouver, d’ordonner, d’expliquer les chapitres, y ajouter notes et contextes pour une meilleure compréhension du lecteur, et même y faire glisser des chapitres inédits qui n’étaient pas destinés à la publication.
XVIIème siècle. Lorsque Paris se bornait à quelques quartiers et que le Louvre était la demeure du Roi de France. Nous sommes un siècle avant la cour de Versailles de Louis XIV, deux siècles avant Robespierre et la révolution française.
Le dix-septième siècle verra éclore Corneille, Racine et Molière, mais nous n’en sommes pas encore là. Il est question ici de faire lumière sur un cardinal qui a dirigé la France d’une main de fer. Oui, un cardinal, pas le roi.
Lorsque les prétoires rencontrent l’histoire, lorsque l’histoire se fait et se défait sur un réquisitoire ou une plaidoirie, par la seule force du verbe.
Je doute que ce livre fût un jour porté à mon attention sans la pièce qu’il a inspirée. Ce n’est qu’en sortant de celle-ci, avec encore dans la tête les mots des anciens portés par le jeu de Richard Berry, que j’ai été amenée à découvrir ce recueil, poignant témoignage de ce que la France a pu compter de procès dans la seconde moitié du XXème siècle. Des hommes et des femmes, certains inconnus, certains ont fléchi le destin de la France. Ils ont tous été appelés à la barre, et jugés. Ces histoires, vous en avez entendu parler, d’une oreille distraite à la radio de votre voiture ou devant votre café du matin. Vous vous êtes exclamés, peut-être avez-vous-même grimacé une moue dégoûtée à l’entente des chefs d’accusions, mais vous n’avez jamais réellement imaginé, rien su des batailles qui ont eu lieu à huis clos, dans la froideur des cours d’assise, à coups de verbe et d’apostrophe, pour rendre l’humanité à ceux qui ont commis (ou pas), l’irréparable. L’indéfendable.
Car il s’agit bien de cela, défendre l’indéfendable, l’insoutenable. Trouver l’audace de défier l’opinion publique déjà acquise à l’accusation. Se faire la voix de présumés coupables de l’atroce, tenter de les rendre humains aux yeux qui les jugent. Défendre aussi ce qui nous semble aujourd’hui acquis, comme le droit pour les femmes de disposer de leurs corps. Fléchir le destin d’un homme et parfois avec lui, celle d’une nation, par la seule force de mots.
C’est donc dans leurs histoires que vous plongerez, par le travail admirable de Matthieu Aaron, journaliste et auteur de ce recueil.
Il n’y a pas de morale, juste des avocats et des accusés, liés par l’indéfectible lien du verbe et de la loi. Et un grand mérite revient à ces porteurs de la loi, de quelque bord qu’ils se réclament, car ils portent entre leurs mains le fardeau lourd et faillible de la justice des hommes
J’ai frissonné il est vrai, j’ai été transportée dans ces cours d’assises de Bordeaux, de Marseille ou de Paris. Il m’a même semblé voir les robes et entendre les voix sourdes des avocats.
Et ces questions qui demeurent : peut-on condamner ou acquitter, peut-on juger de façon neutre en faisant fi des passions qui nous animent ? En faisant fi de qui nous sommes et de nos croyances ? La justice des hommes est-elle réellement aveugle quand il s’agit de décider du destin d’un semblable ?
Parfois, les mots des auteurs parlent d’eux-mêmes. Y rattacher les miens me semble au mieux inutile, au pire injurieux. Alors, et sans mauvais jeu de mots, je vous invite à découvrir et à juger par vous-mêmes, sur scène ou en lecture, ce témoignage vibrant de la justice humaine.
Exposition au musée d’art moderne de la ville de Paris.
Quand l’art se met au service de l’humain.
Une exposition bouleversante sur les réfugiés africains, tentant d’accéder à une vie meilleure en Israël. Il n’y a malheureusement pas foule, contrairement à la salle adjacente où les visiteurs se bousculent pour admirer les toiles de Zao Wou Ki (non moins spectaculaires). Mais cela dit quelque chose de notre capacité à dénier la détresse, à refuser de la voir étalée sous nos yeux et sur le seuil de nos maisons.
Point de visages sur ces photographies. Mais des objets, un désert rendu salon par-ci, cuisine par-là, par la création de ces hommes et femmes qui voient en des simples pierres une possibilité de délimiter une mosquée de fortune, ou en des boîtes de conserves de quoi faire des haltères pour une salle de sport sommaire. L’instinct de survie démultiplie la débrouillardise et la créativité.
Et quelques calligraphies, écrites avec peine pour garder une trace de leur passage. Car les hommes oublient, contrairement à la terre qui se souvient.
Point de misère. Il y a là quelque chose qui s’accroche à la vie, qui veut y croire. Un silence dans le désert qui crie au monde entier qu’ils sont là. Et qu’avant d’être réfugiés, il s’agit avant tout de femmes et d’hommes en quête d’une dignité qui leur a été arrachée.
Extrait de la présentation de l’exposition :
Né en 1973, Ron Amir est une figure singulière de la scène photographique israélienne.
« Quelque part dans le désert » est un ensemble de trente photographies réalisées entre 2014 et 2018 à Holot, un centre de rétention situé dans le désert de Néguev, au sud d’Israël. Ces migrants qui avaient fui leur pays pour échapper à la terreur et à l’oppression n’étaient pas autorisés à vivre ou travailler légalement en Israël. Malgré ces règles strictes, ils pouvaient sortir du camp à condition d’y revenir le soir.
Comment aborder cette chronique sans donner une place prépondérante au livre et à l’auteur qui m’ont donné l’envie d’écrire.
La première fois que mon père a mis « Léon l’Africain » entre mes mains, j’étais une pré-adolescente plongée dans les romans à l’eau de rose à la Danielle Steel. Je n’avais pas conscience du trésor qui s’y cachait, bien trop immature pour lui reconnaître sa valeur réelle. Je l’ai relégué au fond de mon armoire. Ce n’est que quelques années plus tard que je l’ai réellement lu, d’une traite. A ce jour, aucun livre n’arrive à détrôner cette merveille.
A travers l’épopée de Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain, vous marcherez dans les rues de Grenade, vous retiendrez votre souffle lorsqu’elle expirera le sien, en ce jour de Janvier 1492, mourant musulmane, se réveillant chrétienne lorsque les rois catholiques s’empareront du dernier bastion d’un empire arabe qui aura régné pendant près de 7 siècles sur la péninsule ibérique. Vous humerez les parfums de Fès, vous vous joindrez à des caravanes jusqu’à Tombouctou, siégerez avec les sultans, les esclaves, les califes, voguerez vers Constantinople à l’heure des combats entre les Ottomans et les Mamelouks, et converserez avec le Pape Léon X avant le sac de Rome par les troupes de Charles Quint. Vous apprenez sur l’histoire de homme autant que sur l’Histoire des empires qu’il traverse bien malgré lui, tous deux à la croisée des chemins, tous deux témoins de la chute de l’un et de la naissance de l’autre; destins imbriqués par les doigts magiques de l’auteur.
Aucun faux pas. C’est beau, c’est tendre, comique par moments, et dur comme peuvent l’être les hommes et les moeurs du 15ème siècle.
Entre (très grandes) parenthèses, ce roman entérinera définitivement mon intérêt pour l’Histoire des hommes. Quelques lectures complémentaires plus tard m’amèneront à penser que la chute et le déclin de l’empire arabo-musulman coïncide étrangement avec l’avènement de la Renaissance, des Lumières et de la période faste de l’Occident. Là où pendant le moyen-âge occidental, les arabes n’ont cessé d’étendre leur empire, d’accumuler richesses et savoir. Et vice-versa. Avicenne, Averroès et Ibn Battouta, pour ne citer qu’eux, ont été, à quelques siècles près, les Colomb, les Michel Ange et les Erasme orientaux. Et il est très étrange d’assister ainsi à des civilisations qui se chassent, se pourchassent, se repoussent, s’ensuivent; qui connaissent la gloire et le déclin, tout comme il est flagrant de constater qu’aucune n’est foncièrement promise à la postérité, et qu’au mieux, elles seront condamnées à laisser des vestiges que des auteurs passionnés pourront romancer. Que tout n’est qu’une question de cycles se répétant à l’infini : une montée, un pic, un déclin. A quelques continents près, à quelques siècles près. Que la civilisation est étrangement à l’image de l’homme qui l’a fait naître et agoniser à coups d’épées, de sabres ou de révolution.
J’ai appris bien plus tard que Maalouf est maronite, donc nullement musulman. Il raconte pourtant les traditions musulmanes avec une précision dont je mesure aujourd’hui l’effort et l’intelligence. Il a emprunté une religion qui n’est pas la sienne et l’a restituée fidèlement, dans toute sa complexité, son usage de l’époque et la contradiction de ses fidèles. Cela n’en a que décuplé l’admiration que j’ai pour cet auteur intemporel, au talent mille fois confirmé, que j’ai eu la chance de rencontrer au détour d’une signature, il y a quelques années de cela, par une froide matinée de mars. Un échange furtif et balbutiant, comme peut l’être une rencontre entre une disciple intimidée et un maître idéalisé.
Sous sa plume, la langue de Maalouf est un fruit qu’on épluche lentement, qui vous emplit la bouche et l’esprit d’un plaisir sucré. Un plaisir qui dure, qu’on a envie de faire durer, et qui nous laisse un vide silencieux et déférent lorsqu’on a tourné la dernière page.
Exposition Picasso, bleu et rose, Musée d’Orsay – jusqu’au 6 janvier 2019
J’ai mis du temps à écrire cette chronique tellement il me semblait vital de restituer les impressions le plus fidèlement possible, mais il est temps que j’admette que c’est peine perdue.
Ce sont les plus grandes œuvres qui nous laissent étrangement le plus à court de mots. Parce qu’elles font appel à nos sens les plus abstraits, interpellent ce qu’il y a de plus intime en nous. Parce que, si elles pouvaient user des mots, elles n’auraient pas recours à la peinture. Parce que les mots ne permettent pas autant de palettes, ne contiennent pas autant de nuances. Parce que si un mot compte dix synonymes limités par sa langue aux frontières définies, la couleur en compte mille, et la seule frontière qu’elle connaît est terrestre pour l’instant. Alors, plus que de vous parler des tableaux, que je vous invite à aller voir, voir par vous-mêmes l’effet que cela produit sur vous, je m’évertuerai à parler ici du parcours de l’artiste, tel qu’il m’a été donné de le percevoir et de le ressentir. Je tiens donc à préciser, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, que si les faits historiques que je relate ici sont avérés, les tournants et pensées que j’attribue à Picasso ne sont que des associations de ma propre lecture face à ses toiles.
La collection temporaire présentée au Musée d’Orsay retrace les débuts de Picasso, entre 1900 et 1906. Avant d’être le grand maître du cubisme, Picasso, né Pablo Ruiz à la fin du 19ème siècle, est un jeune homme qui se cherche. A la lumière de ses aînés, et parfois dans leur ombre, il tâtonne. Au début du 20ème, l’éphémère est roi. Un courant en chasse un autre, passions nomades des artistes qui font et défont les mouvements d’un coup de pinceau. Et Picasso, me semble-t-il, se laisse volontiers porter par ces vents artistiques. Mais n’est-ce pas là la définition-même de la jeunesse ? Ne pas choisir, et tout choisir en même temps ? Ne renoncer à rien ? Et effectivement, entre Paris et Barcelone, il ne choisit pas. Tout comme ces courants qui vont et viennent, Picasso laisse son pinceau déambuler, de couleur en couleur, de ville en ville. Il côtoie les artistes de sa génération, s’essaye au fauvisme, emprunte aux aînés leur palette, et leur rend hommage par plusieurs menus clins d’œil.
Hommage à Toulouse-Lautrec, à travers le chapeau haut de forme
Picasso rend ici hommage à Van Gogh, avec la barbe rousse et le regard sombre
A nouveau hommage à Toulouse-Lautrec en arrière plan
Mais à l’aube de sa vingtaine, la mort se rappelle à lui de la façon la plus brutale qui soit, lorsque son ami Casagemas, avec lequel il partageait un modeste atelier à Paris, met un terme à sa jeune vie ; et, conséquence de son geste funeste, à l’insouciance du pinceau de Picasso. Il y aura un avant et un après. La phase bleue éclot dans la douleur, prend vie dans la mort. Comme pour défier le déni, comme pour affronter la mort, s’en défendre, la dompter peut-être, il la dessine. Plusieurs fois, son ami est représenté sur son lit funèbre, le coup fatal du revolver bien visible, noirci de sang sur la tempe. Il ne s’arrêtera pas là. Il peint la mort sur le visage des femmes déformé par la douleur et la maladie. Il la dessine sur les traits d’hommes hurlant un désespoir silencieux. Il fera du bleu la couleur du chagrin, froide comme ses nuits, oppressante comme ses jours où le soleil ne brille plus.
« La vie », œuvre magistrale peinte en 1903, clôturera cette période. Comme pour effacer sa jeunesse, ou l’enfouir, il la superpose au tableau « Derniers moments », qui a été consacré à l’exposition universelle trois ans plus tôt. La toile originale n’existera plus que dans sa mémoire.
“La vie” mai 1903
La transition s’opère lentement, on voit la palette monochromatique du bleu qui lutte, puis s’efface timidement en faveur du rose et ocre, lesquels finissent par prendre tout l’espace dans le cœur du peintre et sur les sujets qu’il dessine.
La période rose se caractérise principalement par le nu féminin. Sur ses toiles, ses modèles redressent un regard espiègle. Elles ne courbent plus l’échine face à l’adversité et la misère. Elles sont tout en formes et en courbes, et rappellent étrangement les œuvres de Gauguin. Trois ans plus tard, en 1909, Picasso révolutionnera le monde artistique en inventant le cubisme, et les périodes bleue et rose, enchevêtrées, complémentaires, ne seront plus connues que des amateurs d’art et connaisseurs du peintre.
Oserais-je dire ici que les tableaux qui m’ont le plus marquée sont ceux de la période bleue ? Car lorsque Picasso peint en ocre et rose, se dégage de ses toiles cette monotonie de ceux qui coulent des jours résignés. Et pour cause, elles ont été peintes dans ces montagnes des Pyrénées espagnoles où il s’est retiré quelques mois, qu’il redécouvre, et auxquelles il emprunte les couleurs paisibles.
Le bonheur est-il fade ? Nous rend-il stérile de toute création ? Par extension, et pour ne citer qu’eux, les œuvres de Dostoïevski auraient-elles survécu sans le caractère torturé de leur auteur ? Les aurait-il même écrites ? Et celles de Kafka, auraient-elles traversé les continents si elles n’avaient été dictées par l’âme sombre du Tchèque ? Allez savoir…
Il y a du bleu en chacun de nous. Certains le taisent. D’autres l’écrivent. Picasso, lui, l’a peint.
Cela faisait longtemps qu’un livre ne m’avait demandé autant d’allers-retours vers un dictionnaire pour chercher la signification de tel ou tel mot (vous avez déjà utilisé « tautologie » au détour d’une phrase vous ?!). Et cela fait du bien, c’est vrai, même s’il m’a donné parfois l’impression d’avoir été écrit pour un public averti, déjà familier du Paris du 17ème, des notions de poésie et de la culture gréco-romaine.
On a reproché à Racine sa grammaire et sa syntaxe moyennement rigoureuse selon les normes de l’époque. Je ne peux m’empêcher de me demander si l’auteure n’a pas cherché à imiter son illustre prédécesseur (sans grand succès toutefois, n’est pas Racine qui veut) : certaines tournures demandent à être relues (et relues encore !) pour bien les saisir. Le verbe n’est pas à sa place habituelle, le complément d’objet fait des acrobaties et on se retrouve à essayer de reconstituer la phrase originelle pour bien la comprendre. J’avoue avoir baissé les bras certaines fois.On s’attend à un roman entremêlé de références à l’oeuvre de Racine, on se retrouve assez vite avec une biographie du dramaturge entrecoupée de (trop peu) retours vers le roman. Le lien ? La douleur de la narratrice qui cherche refuge dans les oeuvres de Racine, qui se dissout dans celle de Bérénice, quittée, comme elle, deux millénaires plus tôt, en faveur du devoir, d’un amour plus grand encore. On est donc emmené abruptement d’un monde à l’autre, d’un siècle à l’autre, sans transition. On attend la suite de l’histoire de la narratrice, on finit par l’oublier, on se plonge dans celle de Racine, et puis sans prévenir, on se surprend à revenir quelques pages en arrière pour bien s’assurer que non, il n’y avait effectivement pas de téléphone portable en 1667. Pour le moins perturbant. La structure du récit fait cruellement défaut, on a l’impression d’avoir entre les mains un pavé brut, écrit d’une traite, peut-être sur une pulsion.
Alors, me demanderez-vous après cette introduction peu glorieuse, pourquoi s’acharner ? Pour le récit de la vie de Racine. Et si je la soupçonne d’être fortement romancée, elle mérite toutefois le détour. Vous plongez dans cette France du 17ème siècle, si proche dans le temps et si lointaine de culture et de moeurs, où la galanterie revêt une notion autre que celle qu’on lui prête aujourd’hui, et où l’on pouvait recevoir une rente pour déclamer des vers à la gloire du roi.Orphelin très tôt, élevé par les hommes d’église, il est de cet époque où lire Virgile était un péché entre les murs de la paroisse; et plus d’une fois, lorsqu’il était découvert, les livres des auteurs grecs qu’il lisait en secret finissaient au bûcher. Il fait de Didon le socle, l’héroïne de sa propre vie, elle inspirera celles de ses oeuvres. Il se hisse rapidement par sa plume et sa malice vers les plus hautes sphères sociales. N’ayant pas le bénéfice du « bien né », il développe tout aussi rapidement le besoin viscéral d’écraser ses contemporains (Corneille et Molière en auraient fait les frais), au prix d’intrigues et de trahisons les plus viles.
Quelle est la part de réalité là-dedans ? Quelle est la part de fantasme ? A-t-il été réellement cet homme, mégalomane, pétri de jalousies, cruel parfois, ne supportant pas l’idée de ne pas être l’unique, le seul, le plus grand ? Ses oeuvres et ses actions ont elles été réellement la conséquence de son ballotement entre la piété des hommes de son enfance et la vie de cour ? Et à travers le prix Médicis qu’a reçu ce roman, que récompense-t-on au final ? Une biographie ? La grandeur de la France du 17ème ? Une élite qui a accès au savoir ? Un roman non terminé ? Car, si j’ai applaudi l’idée de départ, ce parallèle entre la narratrice et les oeuvres de Racine, je déplore une fois la lecture achevée qu’il n’ait pas été plus approfondi. Le lien, qui aurait concentré pour moi la grande prouesse de ce récit, est malheureusement trop infime, parfois compliqué à deviner, voire à trouver, et il peut être rompu rapidement, pour peu que le lecteur se lasse des froufrous du 17ème.
Malgré tout, j’ai aimé car j’ai appris. Eus-je été en sus conquise par la pensée, j’aurais adoré.
La Scala, Paris 10ème, jusqu’au 27 Octobre 2018 (20€ à 34€)
Du Marivaux mis en scène par Thomas Jolly, Je ne pouvais pas rater cette curiosité, cette promesse de poésie, ce cadeau de Noël avant l’heure. Et effectivement, tout vous prend à rebrousse poil, à commencer par la salle, ressemblant davantage à une salle de cinéma ou de concert qu’aux mythiques salles parisiennes aux fauteuils rouges (je vous conseille d’ailleurs de prendre des places plutôt à l’arrière; évitez en tous cas les premiers rangs, afin d’avoir une vue d’ensemble de la scène).
Pièce du 18ème, on pourrait donc s’attendre à des corsets, de longues robes, des décors blancs et des oiseaux qui piaillent. En réalité, avec Jolly, on ne s’attend à rien, et pourtant on reçoit tout. On est transporté, non pas trois siècles en arrière, mais vers une planète loufoque, un peu étrange, où de jeunes gens flanqués de costumes de cirque, fardés de blanc, de rouge et de noir, entonnent avec la déférence qui lui est due une prose d’un autre temps. Et pendant 1h30, pendant une parenthèse enchantée où les coutumes du dehors ne sont plus, votre souffle est suspendu à celui de la troupe, qui réinvente le temps à coups de danse, de chants, de rires, et de silences.
Le rideau ne se lève pas, les spectateurs découvrent en s’installant, médusés et curieux, les acteurs déjà en position sur la scène, chacun sa lumière, chacun son livre. Le ton est donné. Cher spectateur, tu ne feras qu’un avec la troupe, tu seras immergé dans l’histoire, tu la feras tienne; tes amours seront celles d’Arlequin et de Silvia, ta haine sera celle de la Sorcière, ta tromperie celle de Merlin bafoué. Ton esprit s’élèvera avec celui d’Arlequin, tandis que le sentiment amoureux libèrera ses mots et aiguisera sa langue. Tu feras tienne sa transformation, ses sourcils qui froncent, sa voix qui s’impose, son habit qui s’assombrit.
En faiseur de magie, Jolly dose les ombres, lève les voiles, celles de la scène et des hommes, le tout porté par des acteurs tous plus talentueux les uns que les autres.
Mention spéciale à Julie Bouriche, lumineuse dans le rôle de la fée maléfique en désespoir d’être aimée, machiavélique dans ses desseins; mais, et c’est là toute la beauté du texte, de la mise en scène et du jeu, émouvante dans son malheur, et qui arrive à nous soutirer des soupirs de compassion.
Comme un revers à mon enfance bercée par les voix mielleuses des princesses Disney (gageons que les années qui passent y sont pour quelque chose aussi…), il n’y a rien qui m’insupporte davantage dans un oeuvre que le manichéisme dégoulinant, insulte à l’intelligence du spectateur. Cette idée saugrenue qu’il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre, sans nuance, sans subtilité.En tout homme, fût-il arlequin, bataillent des forces contraires, en toute femme, fût-elle sorcière, sommeillent eaux calmes et marées houleuses. Et c’est là toute notre humanité. Et c’est là toute la justesse de cette pièce, magnifiée, il est vrai, par un arlequin poli par l’amour, et un metteur en scène aux doigts de fée.
Foujita. Peintre inconnu de mon répertoire, je suis tombée par hasard sur une exposition au musée Maillol cet été. L’exposition est malheureusement déjà terminée à Paris, mais j’ai eu la chance de la voir in extremis avant qu’elle ne s’envole et ne prenne possession d’autres lieux. Toujours est-il, je tenais à rendre hommage à ce peintre Japonais auquel, malgré l’époque et la culture qui nous séparent, je ne peux m’empêcher de m’identifier. Un peu. Et si vous y prêtez attention, vous y trouverez peut-être un écho à votre propre histoire.
Ce peintre s’est exilé par amour de Paris et de la peinture. Il n’a pourtant cessé de rechercher ses racines tout au long de sa vie et de ses oeuvres, bien loin de la terre d’Orient qui l’a vu naître. Et si on le sent tituber, hésiter au fil des ans, si les styles se mélangent, son trait demeure pourtant extraordinairement précis. Ses toiles, au gré des mouvements qui animent sa recherche de soi, ne trompent pas un oeil averti. Ou plutôt, un oeil familier des mêmes mouvements. On le voit rechercher l’enfant, le père, la mère, trébucher sur des passions ; tous les sujets qui, au fond, animent l’humain depuis toujours. Il reste fidèle à ses muses qu’il peint dans leur éclat le plus éblouissant, il les aime démesurément, au point de les laisser partir, au point de les confier à d’autres, sans jalousie, sans désir de possession. Il perçoit l’éclair de tristesse, invisible à l’oeil du commun, et le rend éternel. Il vit un amour passionné avec son pays natal, et, comme pour tous les exilés, lui voue des sentiments ambivalents de rejet et d’attachement viscéraux. Et le Japon le lui rend bien. Pour autant, si parfois il semble le renier, il n’oublie pas de lui rendre hommage dans beaucoup de ses toiles; les estampes bien sûr, mais beaucoup plus subtilement dans certaines peintures où le trait du pays levant est reconnaissable entre mille.
Il côtoie Picasso, Matisse et Modigliani (pour un amateur, il est d’ailleurs perturbant que l’oeuvre de l’un puisse à ce point se confondre parfois avec celle de l’autre), devient un des peintres les plus en vue de Montparnasse des années folles, se noie dans le tourbillon débridé et excentrique des cabarets aux épaisses tentures de velours rouge, dort peu, retourne à son atelier, travaille excessivement, produit quantité de tableaux, atteint un point de non retour.
Il rencontre Renoir sur la Côte d’Azur peu avant la mort de celui-ci.
Il meurt vieux, et, semble-il, apaisé. Converti au catholicisme à la fin de sa vie, il passe ses derniers jours auprès de sa femme, reclus dans sa maison francilienne où il s’est créé un atelier, un refuge.
Et tandis que je noircis mon carnet encore vierge de ces quelques lignes, je me demande si, plus que les femmes à la peau de porcelaine qu’il a aimées toute sa vie, ce ne sont pas ses démons qui ont été ses véritables muses, et si, plus que les peintres et maîtres qu’il a tant admirés, ce n’est pas son exil qui a magnifié son trait, et enfin si, plus que les excès auto-destructeurs dans lesquels il s’est jeté dans les années vingt, ce n’est pas la recherche aveugle, effrénée et désespérée de l’étourdissement constant qui a donné autant d’intensité aux couleurs de ses tableaux. Mais je divague peut-être, et me représente des toiles dans les toiles, où mon histoire se cherche une place timide, où l’exilée en moi trouve un écho mégalomane à ses propres failles.
Mais n’est-ce pas cela, au fond, qui fait que l’art est art ? Lorsque l’oeuvre se fraye un chemin jusqu’à votre âme, y loge peut-être quelque chose, un petit bout d’éternel; lorsque vous y voyez une parcelle de votre histoire, un point, un trait, une courbe qui vous fait croire, par un tour de génie dont seuls les Grands ont le secret, qu’il y a un clin d’oeil pour vous dans ce tableau.
Théâtre de la Pépinière, Paris 2ème, jusqu’au 28 février 2019 (12€ à 44€)
Je sors de la pièce avec un sentiment que quelque chose de crucial m’échappe. Quelque chose qui ferait passer ce moment de théâtre de « c’était sympa » à « c’était grandiose ». Alors je cours chercher sur internet quelques indices sur cette fin qui m’a, pour le coup, laissée sur ma faim (le jeu de mots n’est pas intentionnel et légèrement superflu, mais passons), mais je ne trouve rien qui apaise cette frustration qui me poursuit quelques heures, et même un peu en filigrane le lendemain.
C’est la troisième fois que j’assiste à une pièce d’Alexis Michalik (par grandeur d’âme, je vous épargne le jeu de mots malheureux avec le pâtissier homonyme – à une lettre près). « Le porteur d’histoires » m’avait effectivement portée, « Edmond » m’avait déçue ; l’admiration que je prête à De Rostand étant infinie et presque un peu trop subjective, je n’ai pas aimé voir ce génie de l’alexandrin dépeint en un personnage dénué de profondeur, peu sûr de lui et certainement pas à la hauteur de sa grande oeuvre : Cyrano. Intra Muros me laisse dubitative et légèrement agacée d’être passée si près de LA grande émotion. Alors il est vrai, assister à une pièce de Michalik, c’est avoir l’assurance de passer un très bon moment de théâtre, avec cette fluidité de mouvement et de rythme qui ne peut que vous enchanter. Les mêmes acteurs jouent différents personnages et vous ne pouvez qu’être bluffés par la facilité qu’ils ont à vous plonger d’un univers à un autre.
Mais quand même. Tous les éléments sont là pour en faire une grande pièce de théâtre : un sujet intéressant (l’introduction m’a d’ailleurs fait miroiter une très belle introspection sur les émotions de l’acteur en tant qu’individu à part entière, le passage de l’acteur au personnage, ce passage si étroit, presque invisible parfois que l’un peut être confondu avec l’autre), des acteurs franchement doués, une mise en scène réussie, mais le résultat est tombé à plat. Quelque chose n’a pas pris, le message principal s’est perdu quelque part entre l’introduction et la conclusion (qui sont les meilleures parties du spectacle à mon sens). Alors il se peut que je me trompe, que je cherche à travers les lignes un message qui n’existe pas et qui n’a jamais existé, et qu’il ne s’agit en fait que d’une simple comédie amusante et qui ne vole pas haut. Si c’est le cas j’en fais amende honorable, mais il serait étonnant et même très décevant d’arriver à réunir autant d’intelligence artistique sans une trame analytique en toile de fond qui emporterait et bouleverserait les spectateurs. Ce moment si exceptionnel où vous restez scotché sur votre siège, pendant quelques secondes irrespirables avant que d’une seule voix la salle entière n’acclame la prouesse et le génie. Et c’est cela, je pense, qui me fait dire à la fin de la pièce « oh ben zut ! »